Un “besoin essentiel” est d’abord… un pléonasme.
C’est la définition même du besoin, d’être essentiel : le “besoin” est le manque de quelque chose de nécessaire à la vie.
Le besoin est du côté du naturel, de l’impératif, de ce sans quoi la vie n’est pas possible. On est d’ailleurs “dans le besoin” quand on est privé non pas seulement de ce qui est important, mais de ce qui est indispensable.
Par opposition, le désir est toujours soupçonnable d’être moins rigoureux, le désir c’est le ressort général, aveugle, susceptible d’être tendu vers tout et n’importe quoi – et notamment, vers tout ce que la société de consommation présentera comme séduisant…
Reformulation de la question
Tous les désirs qui s’écartent du “strict nécessaire” sont-ils des caprices pour autant ?
Quand même pas. D’ailleurs, on voit vite le problème qu’il y a à faire du “nécessaire” un critère. Si le besoin est strictement “ce qui suffit pour vivre”, on va pouvoir laisser beaucoup de choses de côté. Est-il vraiment nécessaire de passer tout ce temps avec les gens qu’on aime, ou avec autant de personnes différentes ? De consacrer autant d’heures à lire, à regarder des séries, à se faire beau (dans la mesure du possible), à s’amuser, à voyager ? A-t-on vraiment besoin de cet ordinateur plus puissant ? Pour faire quoi, pour travailler plus vite ? A-t-on besoin de boire pour s’amuser ? De plus d’espace au quotidien ? C’est l’un des arguments très légitime du véganisme : a-t-on physiologiquement besoin de manger de la viande, et si la réponse est non, pourquoi (pour satisfaire quel besoin) est-ce qu’on s’autorise à tuer des êtres non seulement vivants, mais sensibles ?
A-t-on absolument besoin d’eau chaude pour une douche ?
On le comprend vite : bien des choses ne sont pas “vraiment” des besoins au sens le plus fort (en gros : ce sans quoi je meurs), mais ne paraissent pas pour autant être des excentricités.
Sans être des besoins dans l’absolu, des choses peuvent quand même paraître essentielles, à l’aune d’autres critères recevables : le bonheur, la culture, la créativité, la meilleure santé possible…
Mais alors : qu’est-ce qu’on laisse ouvert pendant un second confinement ?
Priorité à la santé
Les confinements ont été justifiés (je manque de compétences pour entrer dans le débat de l’efficacité) par la nécessité générale de limiter le nombre de contaminés, donc de morts ; il faut notamment limiter le nombre de patients dans les hôpitaux.
C’est une première approche des choses essentielles : prioriser la santé des citoyens, préserver des conditions d’admissions des malades aussi bonnes que possible, trouver les solutions pour que les services de santé (dès l’étape des tests) ne craquent pas.
Le besoin absolu de garder les gens en vie ne fait pas trop débat (on parlera des stoïciens et des samouraïs une prochaine fois), donc la priorité donnée à la réduction des contaminations est recevable (même si elle n’est pas incontestée : ne faut-il pas penser aussi, voire plutôt, aux morts à long terme, en cas de dégradation trop grande de “l’économie” ?…)
Tout s’est mélangé
Alors, va pour des confinements, mais il fallait bien laisser des commerces indispensables ouverts : c’est là que la question des “besoins essentiels” s’est compliquée. Car cette situation a ajouté au moins deux nouvelles approches des “choses essentielles”.
Deuxième approche : ce qui est essentiel à la survie des citoyens au quotidien. Il n’y a pas trop eu débat lors du premier confinement : restaient valeureusement ouverts certains services publics et de santé, et les lieux où on fait les courses ; d’autres choses essentielles étaient maintenus à distance (l’école).
Que s’est-il passé pour que celles et ceux qui se sacrifiaient héroïquement en travaillant lors du premier confinement, soient devenus des privilégiés, qui ont bien de la chance de pouvoir travailler, lors du second ?
Il y a eu la prise de conscience d’une troisième forme de choses essentielles : il est essentiel à la survie de tout commerçant de pouvoir travailler. Au final, c’est l’économie en général qu’il est essentiel de prioriser aussi, pour prévenir des désastres à court, moyen et long terme (comme si les injustices économiques étaient nées avec le coronavirus). Et il faut donc laisser les écoles ouvertes pour que les gens aillent travailler (d’autant qu’il semble préférable pour les enfants et ados qu’ils ne quittent pas l’école trop longtemps).
Cela fait donc trois essentiels :
n°1 : l’essentiel pour la survie générale des citoyens solidaires (il faut que je limite mes interactions, etc.)
n°2 : l’essentiel pour la santé individuelle de chaque citoyen (il faut que je me nourrisse, etc.)
n°3 : l’essentiel à la situation économique de chaque citoyen (il faut que je travaille, que la société travaille, etc.)
Et tout se mélange.
Les librairies sont-elles essentielles ?
Le cas des librairies est particulièrement éclairant.
Pour l’essentiel n°1 : elles doivent apparemment fermer, comme lors du premier confinement. C’est un lieu d’interactions, contribuant (autant qu’on puisse en juger) à la propagation du virus.
Le débat a l’air de se jouer dès l’essentiel n°2.
Se nourrir l’esprit n’est-il pas presque aussi essentiel que se nourrir le corps ?
Cet argument me pose problème (pour le court terme de la situation en question). D’abord, dans les faits, il est largement de mauvaise foi (ou idéologique). S’il y a bien un dénominateur commun entre tous les lecteurs qui fréquentent des librairies, c’est bien d’avoir à la maison tout un tas de livres qui attendent d’être lus. Mais les lecteurs sont peut-être des consommateurs qui ont besoin de lire la nouveauté qui fait l’actu, le dernier Carrère ne peut peut-être pas attendre (je provoque un peu).
Cet argument me pose problème, surtout, parce qu’il est emprunt de paternalisme : une société ouverte, non moraliste, est-elle légitime à considérer que le livre est plus essentiel au lecteur, ou le théâtre au spectateur, que la salle de sport au sportif ? On pourrait se lancer, et avec plaisir, dans une réflexion nietzschéenne sur le dédain implicite pour le soin du corps que suggérerait une telle hiérarchie (car les salles de sport sont moins défendues, médiatiquement, que les librairies).
Au simple niveau du besoin de l’individu, suis-je légitime à exiger de me balader dans les rayons d’une librairie, tandis que le sportif ne pourrait pas satisfaire son besoin (peut-être autrement plus physiologique et “réel” !) de pousser de la fonte ? Et n’est-il pas nécessaire de faire de temps en temps cadeau d’un jouet à son enfant ? Etc.
Et puis, si j’ai vraiment besoin d’un livre, eh bien… Ne puis-je pas le commander sur Amazon ?…
Essentiel d’avoir des librairies ouvertes
Et le problème est là, en réalité.
Autour de l’essentiel n°3.
On se limite légitimement au nom de l’essentiel n°1, on discute des critères de l’essentiel n°2, mais c’est l’essentiel n°3 qui est devenu le vrai sujet. Les librairies sont paradigmatiques de la situation du commerce auquel on doit tenir (pour tout un tas de raisons n°2) : en temps normal il allait déjà mal, et là que se passe-t-il ? Il va encore plus mal (euphémisme), alors qu’on doit y tenir fort d’une part, et alors que dans le même temps, d’autre part, ceux pour qui ça allait déjà trop bien, qui incarnaient déjà l’injustice, la concurrence déloyale et qui sont dispensés de l’exigence de solidarité pour la redistribution, eh bien tout va bien. Et même, ils bénéficient de la situation pour aller encore mieux.
C’est évidemment insupportable, et tout est réévalué ; les librairies ne paraissent pas si risquées pour l’essentiel n°1, et elles semblent autrement plus indispensables que tout un tas de trucs ouverts dans le cadre de l’essentiel n°2.
Au lieu d’entrer maintenant dans le débat autour de l’essentiel n°2 (cherchant à fixer des besoins légitimes, conduisant à du tri grotesque entre les rayons accessibles dans les magasins restés ouverts…), le gouvernement aurait mieux fait de rationaliser un peu, et de ne penser qu’aux essentiels n°1 et 3.
Comment laisser ouvert un maximum de commerces (essentiel n°3) sans prendre de risque (essentiel n°1) ? Peut-être en exigeant des click and collect, et des déplacements de personnes isolées. Lors du premier confinement, les files d’attente de 50 mètres devant les tabacs étaient un très bon exemple de discipline (car ne doit-on pas considérer les tabacs comme essentiels ? Bien sûr que oui : il est dangereux, pour un fumeur et pour son entourage, de devoir s’arrêter soudainement : c’est donc indispensable).
Mais le gouvernement a foiré.
Conclusion
Réfléchir à l’essentiel n°2 (quels sont les besoins authentiques ? Les artificiels ?) est une question politique décisive, peut-être même la question prioritaire en notre ère de prise de conscience des désastres socio-écologiques (on se posera cette question dans un second article, à la suite de celui-ci) ; le gouvernement l’a ouverte n’importe comment (sans rigueur conceptuelle) et au mauvais moment (quand tous les commerçants souffrent).
Faut-il être accablé, en ce moment, par le fait de tenir un commerce « dispensable » (Une mercerie ? Un garage ? Un bar ?) ? L’essentiel n°3 étant devenu aussi important que l’essentiel n°1, il fallait rester neutre sur l’essentiel n°2.
Alors, est essentiel un commerce qui peut ouvrir sans prendre aucun risque sanitaire. On doit pouvoir fixer un nombre de personnes par mètre carré, et un temps maximum à l’intérieur. Des critères neutres.
Ce pour quoi les gens seraient prêts à faire une heure de queue tout seul dans le froid définirait ce qu’ils considèrent être essentiel.
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