Le blasphème est la “parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré” (Larousse). Il se distingue du sacrilège (qui est un “acte”, par exemple la profanation d’un temple), et s’est éloigné de son sens étymologique (le grec blasphemein signifie littéralement “nuire à la réputation”).
L’actualité invite cependant à changer un peu la définition.
Quant aux voix qui s’élèvent (sans violence) pour réintégrer ce type d’expression dans le champ des délits, elles invitent à répondre à cette question : faut-il considérer la peine des croyants et interdire les blasphèmes ?
Contexte de la discussion
De nombreux pays voisins (Irlande, Grèce, Suisse, Espagne…) reconnaissent le délit de blasphème.
Pourquoi, en France, autoriser le blasphème alors qu’il affecte les croyants ?
Dans un pays laïc, ne devrait-on pas avoir la liberté de croire sans être embêté ? Et n’est-on pas, alors, insupportablement offensé, n’a-t-on pas cette liberté bafouée, si des blasphèmes sont insultants tous les quatre matins ?
Changement de définition
La France a la tentation régulière de sanctionner les blasphèmes. Elle ne le fait plus au nom de la religion d’état, et elle ne ne peut évidemment pas présenter la victime théorique (le dieu outragé) à la barre, mais elle est régulièrement tentée de reconnaître le blasphème pour épargner une douleur aux croyants.
Par exemple, le CSA (Comité Supérieur de l’Audiovisuel, qui règle la déontologie des contenus médiatiques) contient ceci dans ses règles, au chapitre régissant les contenus publicitaires :
le CSA veille à “l’absence de tout élément de nature à choquer les convictions religieuses, philosophiques ou politiques des téléspectateurs” (véridique).
Le CSA n’est pas le droit français, mais il est toujours sain de rappeler que cette publicité…
… a été condamnée en France (au XXIe siècle).
Pourquoi ? Parce que le juge l’a qualifiée d’« injure » faite aux chrétiens, puisqu’elle détourne la Cène (dernier repas lors duquel Jésus a pris son corps pour du pain, ou le contraire, on ne sait pas trop) avec trop de légèreté. Injure, d’après le juge, “au surplus renforcée (…) par l’incongruité de la position du seul personnage masculin, présenté dans une pose équivoque”…
Après appel, la cour de cassation a annulé cette condamnation manifpourtoussesque, au nom de la liberté d’expression, dont les limites n’avaient pas été franchies par cette publicité. Ouf. Mais quand même.
Ce jugement, exactement comme la “déontologie” du CSA, trahit l’évolution implicite de la définition du blasphème. Il faut prendre acte qu’en démocratie laïque, le blasphème a un sens nouveau. Je propose : “parole ou discours qui offense ceux qui croient en une divinité ou accordent une valeur sacrée à des sujets qu’ils demandent alors d’épargner.”
La plainte déposée, il y a quinze ans, suite à la publication par Charlie Hebdo des caricatures danoises, par l’Union des organisations islamiques de France et la Grande Mosquée de Paris était la suivante : « injure publique à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion ». Il ne s’agissait pas de dire que le dieu avait été insulté, mais les croyants.
(Soit dit en passant, le Danemark aussi fait du blasphème un délit, et les caricaturistes ont été innocentés au Danemark, non pas parce qu’il faut accepter le blasphème, mais parce que les caricatures n’en relevaient apparemment pas.)
La liberté de conscience
A mes yeux, c’est une impasse de défendre le blasphème en continuant à dire que “ce n’est rien qu’une parole ou un dessin” (comme si une parole ou un dessin ne pouvaient pas être condamnés ! Bien sûr qu’ils peuvent l’être), ou que l’insulte aux dieux est “l’affaire des dieux qui peuvent bien se venger eux-mêmes s’ils le veulent et s’ils existent”. C’est inutile et anachronique de faire ainsi. Et peut-être même contre-productif.
Anachronique, car nous sommes à l’ère de la “liberté de conscience”, pour reprendre l’expression du premier article de la loi 1905 sur la laïcité. C’est-à-dire, l’ère de la sacralisation non plus du territoire divin, mais de l’espace intime de la conscience morale.
Fait hautement significatif : c’est cette même expression, la “liberté de conscience”, que des maires français avaient mobilisée, en 2013, pour demander un droit à ne pas marier des personnes de même sexe, suite à la loi Taubira. François Hollande avait lui-même ouvert cette porte un an plus tôt, en disant qu’on pouvait envisager de respecter “la liberté de conscience” et laisser les maires déléguer la mission de marier des personnes homosexuelles.
Heureusement, là encore, le conseil constitutionnel a refusé de légitimer cette requête des maires concernés, mais à l’époque, un bon vieux sondage IFOP avait affirmé qu’une moitié des Français (interrogés) soutenait ce respect de la liberté de conscience.
Pour le dire en une phrase (et appeler un chat un chat) : défendre le blasphème, aujourd’hui, ce n’est pas seulement défendre l’outrage fait aux dieux, c’est défendre le droit d’offenser la sensibilité des croyants.
Faut-il le faire ?
Où les offenses font-elles mal ?
Les pays démocratiques qui persistent à faire du blasphème un délit me semblent participer de ce mouvement de fond de la sacralisation de l’intimité de la conscience, territoire pur, lieu de respect, espace sensible tellement précieux, qu’il faudrait le préserver. Le préserver de quoi ? Eh bien, le champ lexical est flou, largement métaphorique : des “chocs”, des “blessures”, des “offenses”, des “insultes”… notamment causés par les blasphèmes.
En bref, il s’agit de se demander si la liberté d’expression peut aller chatouiller jusqu’aux convictions les plus profondes… Et la Suisse vient à nouveau de rappeler que non, la liberté d’expression ne doit pas aller jusque-là.
En France, elle le peut.
Et le blasphème est d’ailleurs le sujet parfait pour comprendre la façon dont la France limite ou non la liberté d’expression.
Pour la comprendre, il faut s’enlever de la tête l’idée qu’il y aurait d’un côté les expressions qui blessent et qui sont donc interdites, et d’un autre, les expressions qui doivent être autorisées parce qu’elle sont inoffensives.
Pour un croyant, le blasphème est une offense. Et pour peu qu’on la prenne au sérieux, la question est alors très compliquée.
Par exemple, nul ne veut revenir sur la condamnation de la diffamation. Mais quel mal fait une diffamation ? “Une diffamation est l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne.”
Quelles différences précises y a-t-il entre porter atteinte à “l’honneur” d’une personne suite à une diffamation, et offenser sa croyance profonde suite à un blasphème ?
Pour comprendre les différences, il faut comprendre les différence entre les “offenses” (tel le blasphème) et les “préjudices” (qui sont des délits, comme la diffamation, l’injure, ou l’incitation à la haine).
L’offense est une nuisance tolérée
Une offense est une forme de nuisance (dit autrement : si des croyants me disent que ça leur fait mal de voir une caricature, ou d’entendre que Jésus était homo, je les crois).
Ainsi, le blasphème entre en contradiction apparente (apparente seulement, on va le voir) avec le principe de non nuisance à autrui (et ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent, etc.), puisqu’il « nuit », d’une certaine manière, à autrui (si l’on considère qu’être peiné ou choqué ou autres affects négatifs sont des nuisances).
Pour défendre le blasphème, il faut donc nuancer et distinguer entre les nuisances : il y a en France des nuisances acceptables (qu’on appelle donc “offenses”), et des nuisances non-acceptables (des préjudices, ou des délits).
Une offense est quel genre de nuisance ?
L’offense est une nuisance acceptable, parce que sans victime objective.
“Sans victime objective”, cela peut avoir deux sens.
- Premier sens de “nuisance sans victime objective” :
Si je suis offensé parce que mon dieu a été ridiculisé, je n’ai toutefois pas été attaqué moi-même en tant que personne particulière, ni même en tant que membre concret d’une communauté particulière.
Par opposition, la parole publique disant “tout croyant est un con très dangereux” serait un délit : elle insulterait et elle inciterait à la haine des croyants eux-mêmes (ou du moins, elle appellerait à se méfier de tous les croyants, ce qui est condamnable évidemment).
Ce critère est le critère classique de légitimation du blasphème (l’offense aux dieux regarde les dieux, etc.), mais c’est aussi celui que j’ai tendance à ranger du côté des critères anachroniques et inopérants, parce que dans les faits, même si c’est dieu qui est outragé, le croyant est concerné aussi, en ayant mal au cœur à la vue du blasphème. Le dieu est ciblé, mais le croyant est quand même touché, en quelques sortes. Reste à questionner ce que veut dire « touché » (ou « blessé », « choqué », « offensé », etc.)
- Deuxième sens de “nuisance sans victime objective” :
Si je me sens atteint, par ricochet et en toute sincérité, dans ma liberté de croire (notamment si “la République assure la liberté de conscience”, cf loi 1905), par une caricature (ou une publicité, ou une pièce de théâtre, etc.), il reste toutefois impossible d’objectiver le dommage causé, dont on estimera en outre qu’il n’est pas si grand ou nocif, qu’il m’empêche de vivre normalement, et d’être respecté en tant que personne libre.
Dit autrement : une offense est une nuisance réelle sans doute, mais subjective, ou symbolique, et vague ; une offense fait potentiellement de la peine, mais elle n’est pas une nuisance observable ni concrète.
Dit encore autrement : l’offense n’est pas une humiliation, ni une menace, ni un coup porté, ni une blessure physique, ni une agression, elle ne marque pas le corps ni la psychologie en profondeur, ne fait pas perdre de poids ni ne cause d’ITT, elle ne motive pas des insultes dans la rue, etc.
Prenons un autre exemple d’offense : il est à peu près certains que les sketchs des Guignols de l’info devaient “blesser” (métaphoriquement, pas physiquement, donc juste offenser) les personnalités caricaturées. Qu’est-ce que tel joueur de foot avait fait de mal, qui méritait qu’on se foute de sa gueule tranquillou à 20h ? Rien d’autre qu’être une personnalité publique potentiellement mal à l’aise devant les caméras ; or la liberté d’expression autorise, surtout au nom de l’humour, d’offenser les personnalités publiques : ça affecte sans doute (peut-être même que ça faisait plus que ça : les caricaturés devaient sans doute supporter, dans la rue, au quotidien, les moqueries répétées), mais c’est comme la contrepartie acceptable du statut de personnalité publique ; on devient “moquable” (sans doute a-t-on suffisamment de joie par ailleurs et gagne-t-on assez bien sa vie pour s’en remettre).
La blasphème entre donc (en France) dans le champ des émotions désagréables sans doute, mais ces émotions négatives n’entrent pas dans le périmètres des effets objectifs, intentionnels et quantifiables requis pour qualifier un délit.
L’offense est une liberté démocratique
La loi française fait le choix de tolérer les offenses : c’est aussi pour me laisser libre, moi-même, d’être offensant aux yeux d’autrui.
En France, si tel homme tient la main d’un autre homme, il va malheureusement offenser du monde sur sa route ; si telle femme se balade voilée, ou en burkini à la plage, elle va malheureusement offenser du monde sur son chemin ; les publicités sexistes offensent (et cette fois c’est heureux) beaucoup de monde qui passe devant ; et d’autres sont libres d’être offensés par ces offensés ; moi, c’est les posts LinkedIn clamant “quand on veut on peut” qui m’offensent, ou encore, les propos de Zemmour en général, ou encore, la dernière traduction française de 1984 où le texte est au présent, alors que le texte original d’Orwell est au passé ; ces choses me révoltent pour de vrai ; et mille autres choses encore. Suis-je légitime à exiger que la loi m’épargne ces souffrances, bien réelles ?
Non. Je ne le suis triplement pas.
D’une part, ces souffrances ne me nuisent pas considérablement (elles ne m’empêchent pas de faire mes choix de vie, de voir les gens que j’aime, de trouver du travail ou un logement, de me balader tranquille dans la rue, d’être en sécurité…), et surtout, ces valeurs ne s’imposent pas à moi. Leur existence peut bien m’importuner, voire m’insupporter, voire me mettre en colère ; je peux vivre à côté, choisir mes fréquentations, mes lectures, mes réseaux sociaux. Et je peux m’en remettre assez vite, ne plus trop y penser.
D’autre part, comment vérifier, observer le dommage causé par une offense ? Ce dommage n’a rien de concret, on ne peut même pas attester à coup sûr que c’est vrai (comment en vérifier l’objectivité, en quantifier la profondeur ?) : s’il suffisait de se déclarer sincèrement offensé, pour faire condamner quelque chose…
Enfin, je dois intégrer que dans un monde ouvert à la diversité des mœurs, je peux moi-même être offensant aux yeux d’autrui : pourquoi mes fragilités seraient-elles valides, mais pas celles des autres quand elles sont offensées par ma personne ?
(Et encore, moi j’ai de la chance : je suis un homme blanc hétéro, je suis moins offensant pour les pouvoirs en place : je ne porte pas de voile ni de mini jupe, je n’ai pas mes règles, j’aime le foot mais je mange quand même du porc, etc.)
Une offense, en d’autres termes, c’est : ce qui me chagrine ou me choque, mais qui ne me porte pas préjudice, et que je ne suis donc pas légitime à interdire au prétexte que ça me chagrine, ou au prétexte que ça entre en contradiction avec mes valeurs.
En démocratie, j’accepte qu’on m’offense parce que j’apprécie la liberté d’être qui je suis et de penser ce que je pense, et donc d’être potentiellement offensant aux yeux d’autrui : la liberté d’expression, c’est la liberté d’offenser.
Les préjudices
Par opposition, les préjudices sont des délits, parce qu’on peut en observer les effets concrets. Je suis légitime à exiger réparation si j’en suis victime, et je peux être condamné si on prouve que j’en ai commis.
Je ne sais pas si une diffamation fait mal ou pas, mais je sais que c’est vérifiable, que ça concerne un fait objectif. Si on déclare publiquement que j’ai fait je ne sais quel crime, je peux porter plainte pour diffamation pour laver mon honneur ; la question n’est pas de quantifier le degré de blessure intime de mon honneur, la question est simplement de savoir si on a bien parler de moi (personne réelle, ciblée directement), de savoir si le fait imputé est vérifié ou pas, et d’observer les conséquences causées par la diffamation dans mon quotidien (j’ai perdu mon emploi à cause de cette diffamation, etc.). Un blasphème, en revanche, ne fait pas perdre un emploi, ne met pas la personne en danger, ne nuit pas au quotidien.
Comme la diffamation, l’injure ou l’incitation à la haine, autres préjudices à distinguer des offenses, sont des attaques directes, ciblées, frontales, faite à des personnes ou communautés concrètes (et pas seulement à leurs croyances ou à leurs valeurs, qui sont des choses abstraites ou symboliques) ; diffamation, insultes et incitations à la haine sont des attaques intentionnelles, effectives ou menaçantes, dont la description est possible, dont les effets sont réels et observables.
C’est n’est pas forcément facile à juger : une caricature peut théoriquement camoufler une incitation à la haine d’une communauté ; c’est à voir au cas par cas.
Des partisans de la manif pour tous qui estimeraient, par exemple, que « l’homoparentalité est mauvaise pour les enfants » fricoteraient avec la limite de la liberté d’expression : la franchiraient-ils ? Serait-ce une thèse se réclamant d’un travail de psychologie, un point de vue théorique qu’on a bien le droit d’avoir ? Ou serait-ce une incitation à la haine des parents homos, au prétexte que ces parents (personnes réelles) feraient prendre un risque à un enfant (personne réelle) ? Cela dépend, comme toujours, du contexte précis, de la déclaration exacte, des circonstances, etc. (Que penser d’une caricature représentant un enfant qui souffre, non pas alors que, mais parce que les deux personnes qui l’aiment et l’éduquent sont deux hommes ? Ce serait juste pour rire, offensant mais sans plus, ou délictueux ?)
Résumé et conclusion
La France fait le choix d’intégrer, dans le champ de la liberté d’expression, la liberté d’offenser.
Le blasphème est un bon exemple pour réfléchir à cette liberté d’offenser. La France fait le choix de l’autoriser, parce que le blasphème peut bien causer des émotions négatives, il n’est toutefois pas un préjudice portant atteinte à mes libertés fondamentales, à mon intégrité physique, au bon déroulement de mon quotidien, et je peux d’ailleurs m’épargner les spectacles offensants.
En contrepartie, j’ai le droit à des choix de vie que les autres pourraient bien trouver offensants, mais qu’ils ne pourraient pas m’interdire d’avoir, tant que je ne porte préjudice à personne.
C’est une façon de comprendre la “tolérance” que proclament les sociétés démocratiques.
Enfin, la démocratie est un système où on a le droit d’appeler à la requalification des blasphèmes en délit. On peut même mettre cela en pratique, en le mettant dans son programme politique et en se faisant élire.