Soul n’est pas un chef-d’œuvre. C’est un beau film d’animation. Il travaille un thème délicat et décline diverses caractéristiques générales et géniales de Pixar, mais il a aussi quelques failles.
Un film trop dense
Le film va trop vite. Les œuvres de Pixar n’ont jamais pris le temps de trainer (le spectateur, lui, aurait volontiers regarder Wall-E fouiller des heures dans les poubelles) mais depuis quelques films on a l’impression d’une optimisation excessive de chaque plan : ils sont tous aussi courts que possible, comme calibrés pour passer à un autre quand on s’apprête à y prendre un peu goût.
Maîtres trop parfaits de la lisibilité et du rythme, les co-auteurs/réalisateurs Pete Docter (Monstres et Cie, Là-haut, Vice Versa) et Kemp Powers (première réalisation) en profitent pour injecter un maximum d’informations, de thématiques, d’idées, d’arcs narratifs dans un minimum de scènes ; on a régulièrement le sentiment que c’est trop, en trop peu de temps. Trop concis, trop rapide. Tout est très signifiant, mais tout n’est pas nécessaire – moins nécessaire, en tout cas, que de prendre parfois le temps de contempler, de méditer un peu sur le cœur du sujet.
Dispensable, l’idée que les personnalités (pas seulement les âmes, les personnalités) sont distribuées avant la naissance (même si heureusement, l’idée de karma nous est épargnée). Dispensable, la complexité floue des pass à remplir pour qu’une âme puisse s’incarner. Dispensable, certains dialogues qui doivent expliquer, au chausse-pied (y compris à la toute fin), ce qu’on aurait pu comprendre si quelques plans patients nous avaient guidés.
Moins bien que d’autres
Le milking, capacité caractéristique du studio consistant à “traire” les idées simples, à déployer leurs potentiels créatifs et symboliques (telle l’élasticité de Madame Indestructibles, servant de liane, de bateau, de parachute, de fronde, et de trait de caractère, et de matière politique car la mère doit être partout pour s’occuper de tout à la maison, etc.), est moins inventif qu’ailleurs. Le jazz permet de symboliser ce qu’on attendait qu’il symbolise ; la mère est ce qu’on attendait d’elle ; le chat n’est pas grand-chose de plus qu’un chat.
Il manque des détournements improbables (Wall-e se déplaçant dans l’espace avec un extincteur est plus réjouissant que Joe Gardner jouant sur l’air sortant des bouches de métro), des motifs graphiques inédits (l’océan de portes de Monstres et Cie et plus insolite que l’entrepôt de Terry cherchant la fiche de l’âme manquante), propres à l’art animé. Il y a des performances (les doigts du pianiste…), des émerveillements (le sobre fond noir du chemin vers l’au-delà blanc, la modélisation et l’animation de New York, doivent être impressionnant sur grand écran), mais quelques frustrations (les lumières qui accompagnent celui qui entre en transe et dans la zone, l’univers de l’avant-tout, le grand plongeon vers la Terre, sont d’une féérie assez commune).
Reste qu’on peut pardonner ces péchés par ambition, parce que ça reste mieux que la concurrence, et parce que le film a quelque chose d’important à raconter. Notamment en cette période où l’une des questions fondamentales est de distinguer, à l’échelle politique comme à l’échelle individuelle, l’essentiel de l’accessoire. Tout n’est pas nouveau dans Soul quand on a en tête la filmographie de Pixar, mais il n’est interdit non plus de prolonger des réflexions – celles de Pete Docter sont celles d’un grand auteur.
Un scénario ambitieux
À quoi occupe-t-on le temps de vie qui nous est imparti ? Qu’est-ce qui a du sens ? Que doit-on faire, au jour le jour ? Ce ne sont pas de petites questions. En les posant, le film reprend les réflexions d’une œuvre oubliée, largement sous-cotée, de la maison Pixar : Montres Academy, préquel audacieux du fameux Monstres et Cie, s’attaquait à la question du projet de vie ; alors qu’un préquel raconte généralement comment le héros est devenu un héros, le récit des origines selon Pixar était celui d’un renoncement. L’envers du rêve américain. Ça faisait du bien.
Dans Soul, Joe Gardner est un jazzman passionné, un pianiste brillant qui enseigne dans un collège difficile (où est en train d’éclore, néanmoins, une élève géniale) – il connait son rêve, intégrer un quartet et vivre de sa passion ; malheureusement il meurt au moment de le réaliser, voire parce qu’il va le réaliser (il est tellement enjoué qu’il ne voit pas où il met les pieds et chute mortellement). Cela fait dix minutes que le film a démarré. On est moins ému qu’au début de Là-haut, mais ça picote quand même : on s’est déjà attaché au personnage dont le corps en forme de poire très allongée évoque l’illusionniste tati-esque de Sylvain Chomet. Et on veut savoir ce qui attend son âme, maintenant qu’elle n’est plus de ce monde.
Le film raconte alors le parcours semé d’embuches et travail de l’âme de Joe (accompagnée d’une jeune âme revêche, qui doit trouver la flamme pour pouvoir enfin être incarnée) qui veut poursuivre le rêve de sa vie. Le concept est nuancé (vocation, bonheur, réalisation de soi, flamme…) et travaillé par des adversaires légitimes (les factures, les autres humains, le soin de soi, le quotidien qui existe même quand on réalise son rêve) afin de donner profondeur et crédibilité à l’enjeu.
Profusion de décors étonnants
Les décors des mondes matériels et spirituels sont opportunément très antinomiques. La ville de New York, modélisée à toutes les échelles, est impressionnante de nuances et de contrastes. Dense, variée, mouvementée, on s’y déplace en y “jazzant”, en interagissant avec des concitoyens tantôt tendres et bienveillants, tantôt exigeants et stressés, en se régalant de plaisirs simples. À l’opposé, on glisse dans trois mondes de l’âme (avant, pendant, après l’union avec le corps) chacun très uniforme, et presque lisses, presque fades, voire presque niais pour “l’avant-tout” et ses petites âmes mignonnes.
Les personnages volent ou tombent d’un univers à l’autre comme dans un escape game. De part et d’autre, le temps est compté. En ville, l’heure du concert approche ; du côté des âmes, le gardien du dernier chemin des âmes cherche partout son âme absentéiste. Il faut se dépêcher de réaliser son rêve – surtout quand on a passé une vie à tourner autour.
Le film est très bien ficelé, réserve son lot de personnages secondaires saisissants, stylisés, caractérisés aussi rapidement que subtilement, attachants (la saxophoniste, le coiffeur, l’élève…). En suivant une nouvelle fois un enfant artiste (certes adulte, ici) qui doit faire face aux vents contraires (ceux de la famille, comme dans Ratatouille, Coco, mais surtout, ici, et c’est nouveau, ceux soufflés par soi-mêmes), le spectateur est pris dans le rythme et assiste alors au déploiement de plusieurs talents caractéristiques de Pixar.
L’art des contre-pieds
Il y a de beaux renversements. C’est moins délicieux et inventif que dans Le monde de Nemo (où les requins cessent d’être agressifs, où les tortues sont les moyens de locomotion les plus rapides, où la beauté est dangereuse, où l’ennemi diabolique est une petite fille, etc.), c’est moins inattendu que dans Les indestructibles (le mobile du méchant est que tout le monde soit un « super », le père est un véritable et bouleversant héros quand il fait, enfin, aveu de faiblesse), mais c’est pas mal quand même. L’âme dans le monde d’avant le corps plutôt que dans le monde d’après le corps, un réjouissant outil d’apparence simpliste pour compter les âmes et la platitude d’une apparente 2D pour les êtres spirituels les plus subtils de la création (les Gerry et Terry évoquent alors, au choix, les personnages en fil de fer de Calder, les dessins au trait de Picasso, La Linéa de Cavandoli), et puis surtout…
… Le contre-pied le plus intéressant est solidaire d’une autre caractéristique merveilleuse de Pixar : leur anthropomorphisme est le plus génial. En humanisant des êtres normalement inanimés ou irréels (jouets, poissons, robots, monstres, voitures…) on ne se contente pas de plaquer des problématiques humaines sur des êtres qui n’en ont pas : on cherche à inventer des points de vue très spécifiques à ces êtres, leur problématique à eux, depuis leur focale, en tant que nature singulière (un héros jouet veut alors bassement être le préféré, un monstre aura peur des enfants, Joie sera volontiers totalitaire, un grapin sera un dieu, etc., tandis que chez le concurrent Dreamworks, un panda a platement le problème d’être gros et gourmand ; chez Pixar on aurait joué avec les six doigts du panda, il aurait été un être menacé, etc.).
Dès lors, du point de vue d’une âme, dans un film d’animation qui plus est (anima, l’âme en latin, a donné animation ; les mises en abyme sont d’ailleurs la marque de fabrique de Pete Docter, qui met des écrans partout), qu’est-ce qui compte ? Contre-pied parfait, renversement de situation, remise en question de rien moins que tous les fondamentaux des rationalités grecques et chrétiennes (soyons fous) : ce qui compte pour une âme, ce qui donne la flamme, ce sont les petits rien des sensations du corps. Vivre, plutôt que “vivre ceci ou cela”.
On l’a un peu vu venir, mais c’est beau quand même. En attendant de réaliser cela, Joe est tout à sa passion, Joe ne s’intéresse guère à quoi (à qui) que ce soit d’autre, Joe ne voit pas qu’il faut vivre, qu’il vit, qu’il a vécu, le temps donné.
Une jolie morale
Le film rempli alors sa mission prioritaire, en apportant une pierre au “génie de Pixar” (pour faire référence au titre du livre de Hervé Aubron qui analyse cette thématique) : les artificiels océans de pixels sont programmés par Pixar pour faire aux spectateurs des tendres leçons d’humanité. Film après film, les auteurs nous rappellent à nos devoirs simples d’être humains, très humains. Le tour de force de Pixar est d’assumer des thèses dont l’évidence et la nécessité sont telles, que les humains les oublient. Ainsi, grâce à Pixar, on se rappelle qu’il faut donner ses jouets plutôt que les jeter, se méfier du confort et prendre soin de notre planète, laisser son enfant nager de ses propres nageoires, ne pas oublier ses aïeux, faire une place à toutes émotions, continuer à vivre malgré le deuil… Et selon Soul : ne pas oublier qu’on est un corps vivant qui côtoie d’autres corps vivants qui ont des choses à raconter, à partager.
Captain obvious, Pixar, sur le papier ! Mais pour peu qu’on prenne les questions au sérieux, sans cynisme, en n’étant pas trop pressé d’être satisfait de son éthique (toutes sont toujours discutables), alors les morales sont alors profondes et elles pourfendent les valeurs commerciales. “Ouvre du bonheur”, slogan de Coca Cola, conviendrait parfaitement au piège du maître totalitaire de la crèche dans Toy Story 3 ; “quand on veut on peut” est battu en brèche par Monstres Academy ; dans Soul, le modeste porteur de pancarte commerciale au coin d’une rue est épanoui, car son âme entre en transe et communie avec celle des autres ; tandis que celle du trader s’enfonce dans la dépression, s’isole, s’oublie et se morfond.
C’est moins bouleversant que dans Là-haut, qui explorait déjà la question du rêve d’une vie. Celui d’Ellie et Carl était de voyager à Paradise Falls ; celui qu’ils ont réalisé, le carnet de souvenir qu’elle a rempli contre toute attente (celle du spectateur et celle de Carl), était autrement plus beau : le quotidien d’un couple qui s’aime.
Moins poignant et génial que d’autres Pixar, mais tendre et généreux, Soul est suffisamment sincère pour qu’on ait envie de croire à sa tendre morale.