La critique est malaisée
Par “critique”, j’entends ce qu’on entend spontanément quand on parle de “critique de film”.
Dans le très classique Manuel du journalisme, Yves Agnès définit la critique ainsi: “Un avis personnel sur une production du monde culturel […]. Ce genre a deux facettes: un commentaire pur ou un mélange d’information et de jugement.”
Mais parce qu’il s’agit d’un avis “personnel”, la critique serait condamnée à la “subjectivité”.
J’essaierai pourtant de défendre une forme d’“objectivité” de la critique.
Non pas au sens où je prétends à la vérité absolue. Non pas au sens où l’objectivité permettrait de trancher définitivement les débats. Un jugement subjectif peut être vrai (“que cette peinture de Monet est belle!”), une théorie objective fausse (l’histoire des sciences en regorge). Il ne faut pas considérer objectivité et vérité comme des synonymes.
L’objectivité
L’objectivité est: un ensemble de procédés, voire de protocoles, pour essayer de dire des choses observables, quantifiables et vérifiables à propos d’un fait.
Quand une théorie a l’air, après vérifications, de bien décrire les faits, on est alors tenté de dire “c’est vrai”. Mais lorsqu’une théorie différente fera mieux (plus précise, concernant davantage de faits…), la première deviendra moins vraie, voire fausse.
La science physique est un modèle d’objectivité en ceci qu’elle ajoute volontiers la mission d’être “prédictives” aux théories qu’elle formule. Quand un scientifique proclame que sa loi apparemment farfelue est vraie, que d’ailleurs la preuve en sera donnée dans trois ans, deux jours et douze heures lorsque la lune va soudain devenir rose, il est certain que la loi sera prise très au sérieux si ça arrive.
Mais on ne peut pas toujours exiger d’être prédictif pour être objectif. D’ailleurs il y a des sciences non prédictives (biologie, sciences humaines…) et il y a des prédictions qui ne sont pas scientifiques (bien qu’elles puissent être vraies, comme par exemple quand j’ai pressenti quelques semaines avant le coup d’envoi – il y des témoins – que la France gagnerait la Coupe du Monde en 2018).
On peut par ailleurs définir des objectivités différentes (des protocoles pour produire des descriptions fiables du réel) en fonction des contextes. Un sociologue sera alors plus objectif qu’un écrivain, un journaliste qu’un blogueur, Kepler que Galilée quand ce dernier se laissait trop influencer par ses préjugés sur la perfection (un cercle nécessairement, supposait-il, pas une ellipse).
Pour le contexte de la production culturelle et l’exercice de la critique, je définis l’objectivité assez simplement : grosso modo, une argumentation qui s’appuie sur des descriptions attentives de faits, pour évaluer ces faits.
Protocole critique
Le protocole n’est pas compliqué. Je repère trois procédés pour donner de l’objectivité à la critique et l’éloigner d’un avis « subjectif » :
1. Apporter des informations qui ne dépendent pas de ma personne. Que j’aime ou pas Charlie Hebdo, que telle une me fasse rire ou pas, il n’en reste pas moins qu’ils ont été condamnés ou qu’ils ne l’ont pas été, que c’est untel qui l’a dessinée, à telle date, etc. Les informations seront pour cette raison autant d’ingrédients objectifs (même si les choix ne seront sûrement pas neutres).
2. Produire des apports ou références culturels et historiques, pour comparer notamment, permet aussi d’objectiver le jugement. Pour un film : connaissance de l’œuvre ou de la biographie d’un auteur pour apprécier ses intentions… Capacité à comparer avec d’autres œuvres qui traitent du même sujet… Usage du vocabulaire technique approprié pour préciser le jugement et distinguer entre les sensations… Ou pour une déclaration choquante: mobiliser les textes de lois, etc., retrouver les jugements…
3. Parler de l’œuvre, décrire l’œuvre elle-même, ses composantes, avec autant de précisions que possible, plutôt que de ses sentiments à soi. Montrer que des faits observables (susceptibles d’être regardés, vérifiés par le lecteur) sont les causes de nos réactions. Par exemple, dire « cette scène est géniale, on ressent des trucs vraiment fort et on comprend en profondeur le personnage » n’est pas « parler de la mise en scène avec objectivité » (même si ce qu’on a dit peut être vrai). Une critique s’efforce de décrire attentivement ce qu’elle veut évaluer: « le plan séquence depuis l’intimité du vestiaire jusqu’au spectacle du ring permet de montrer la progressivité de la montée en intensité et en pression du boxeur. Avant le plan séquence, la scène était privée et se terminait par le boxeur jaloux qui gifle sa femme. L’ellipse astucieuse a permis d’enchainer sans transition avec le jour du combat, et semble montrer une continuité entre la violence privée et le couronnement public: le génie du réalisateur est de mobiliser les moyens propres à son art pour discourir en insinuant, en impressionnant. »
Ces trois procédés permettent de produire des arguments pour juger.
Est-ce objectif « dans l’absolu » ? Non, et d’ailleurs ce n’est pas contraignant pour le lecteur, qui pourra bien continuer à penser que Joe Pesci gâche les scènes en question et qu’il a d’ailleurs toujours été un acteur médiocre, jusqu’à ce qu’enfin il trouve, avec son personnage casseur-flotteur ou dans L’Arme fatale, des rôles à la mesure de son talent prioritairement comique.
Mais il ne faut pas comparer l’objectivité à « la vérité vraie », si on fait cela elle sera toujours décevante ; il faut comparer l’objectivité au jugement qui l’est moins : celui qui parle de ses sentiments plutôt que de ce qui les cause, sans comparaison pour jauger, ni informations pour contextualiser.
Un avis parmi d’autres
La critique n’est pas un jugement “supérieur” au prétexte qu’elle essaie d’être objective. Les critiques sont des évaluateurs parmi d’autres. Ils ont des compétences parmi d’autres.
Pour continuer avec le contexte du cinéma, la critique (jamais d’accord entre elle) cohabite avec le public qui se prononce en se déplaçant ou non, avec les festivals qui confient le jugement à des paires (d’autres artistes pour Cannes, les techniciens pour les Césars, une académie incorruptible pour les Oscars), avec les sociologues qui s’emparent de telle ou telle œuvre, avec les politiques qui s’offusquent, avec les médias qui créent leurs propres prix…
Toutes les compétences de ces jurés, qui participent aux grands procès culturels que l’histoire tranche péniblement, peuvent même se renverser en défaut : trop soucieux de s’appuyer sur leurs critères et leurs références, les critiques peuvent manquer la nouveauté que le public, par exemple, goûtera d’autant plus qu’il aura été plus spontané. Les paires pourront se laisser aveugler par l’empathie, les universitaires par l’idéologie, le public par la communication et la connivence des médias…
Aussi imparfait et faillible que les autres, la critique est un exercice qui souffre cependant plus que les autres. Elle est passée de mode. Peut-être à cause de son arrogance : elle a trop confiance en son objectivité, et veut trop être prescriptive. Et puis parfois elle raconte la fin.
Un avis d’importance
Mais la critique participe à (au moins) deux missions essentielles. La volonté de définir des critères d’évaluation des productions culturelles, tout d’abord – certes changeant, certes relatifs, mais tellement efficaces qu’ils ont ceci de remarquables qu’ils font entrer des œuvres dans l’histoire de l’art, et que ces œuvres n’en sortent plus, quand bien même les critères artistiques évoluent. C’est d’autant plus décisif lorsque des œuvres sont « avant-gardistes », c’est-à-dire arrivent avant les critères qui en reconnaîtront la valeur.
L’objectivité des valeurs artistiques est le produit de rapports de forces qui statuent progressivement sur la valeur. Ces définitions sont si opérantes, que les critères se ne succèdent pas, ils s’accumulent. Les œuvres de Léonard restent artistiques et belles dans notre époque où la beauté n’est même plus un critère de l’art – pour ne pas dire une caractéristique suspecte des œuvres. La critique a pour elle une valeur décisive: elle essaie de participer à ce rapport de force par l’argument, la description, la mise en évidence de partis-pris artistiques. Cela n’enlève rien au fait que tout cela reste « relatif » à une culture donnée – mais comme tout critère de l’objectivité, y compris pour les sciences « dures ».
Deuxième mission, plus essentielle : la critique est censée éduquer le lecteur ou le spectateur (Youtube regorge de bonnes critiques). En argumentant, en essayant de formuler des avis avec objectivité (informations, comparaisons, descriptions), la critique permet trier parmi les impressions et les émotions, de différencier, de nuancer, de hiérarchiser.
Et il est d’autant plus important d’essayer de la faire pour les œuvres qui flirtent avec les limites de la liberté d’expressions, à une époque qui a pris goût à la polémique, qui n’éduque pas, et à la censure, qui ne laisse plus le choix.