Dans le premier épisode, on s’est enthousiasmé pour l’application, aussi ben fichue que joyeuse, ludique et inventive. On va se risquer maintenant à quelques considérations plus « psychologiques ».
Corps à part
Au milieu des belles et beaux gosses, parmi les humoristes inventifs, entre deux scènes quotidiennes en chanson, des corps s’exhibent qu’on n’a pas l’habitude de voir. Rares dans l’espace médiatique comme dans la rue : ceux qui portent des stigmates, au sens où les définit Goffman [1] : des caractéristiques (physiques, psychologiques, identitaires…) qui détonnent par rapport à des stéréotypes, et déplaisent ; le mot « stigmate » désigne « un attribut qui jette un discrédit profond » (ne pas avoir de nez, avoir un chromosome supplémentaire, être homosexuel dans un vestiaire de foot, être une femme dans bien des milieux, un grand très maigre ou un p’tit très gros à l’école…)[2]. Bien sûr, le mot renvoie spontanément « aux monstruosités du corps, aux diverses difformités », mais pensons avec Goffman qu’il s’agit, plus globalement, d’une différence fâcheuse, d’un écart vis-à-vis de ce à quoi « les normaux » s’attendent.
Il y a donc sur TikTok des corps singuliers.
Ils sont minoritaires sans doute, mais autrement plus présents que sur n’importe quel autre média, et le naturel avec lequel ils dansent et s’exposent participe à une sensation utopique que tous les corps sont légitimes. Ils s’y expriment comme ils le veulent, règlent à leur manière l’impossible équation que les normaux, pleins de bons sentiments, de sollicitude, de cynisme involontaire, proposent aux stigmatisés : s’accepter tel qu’on est, mais aussi se considérer comme normal au prétexte qu’il n’y a pas de norme, mais aussi être les porte-parole de la bonne façon de se comporter quand on est stigmatisé… Sur TikTok, les stigmatisés font tout bonnement et littéralement comme ça leur chante.
Rire de soi
La vie sociale est terrible. « La honte surgit », écrit Goffman, chez les personnes qui prennent conscience qu’elles portent un stigmate (c’est à l’école, bien souvent). Si cette honte existe chez celles et ceux qui s’amusent sur TikTok, elle se grime non pas seulement en « acceptation », mais en revendication frontale, d’apparence décomplexée ; en contre-modèle, en liberté, en normalité.
En likant, on se demande parfois ce qu’on like exactement. D’autres fois, on sait précisément ce qu’on aime, et qui fait des ravages : la puissance comique, fondée sur des capacités merveilleuses d’autodérision ; l’autodérision est le maître-mot de l’application.
Y a tout plein de nains trop sympas. Et pour ceux que ça intéresse, voici quelques « monstres », ici ou là.
TikTok rend public, érige au rang d’humour ravageur et supérieur, la blague « abusée » normalement réservée aux initiés (les proches, les concernés).
Certains poussent très, très loin les délires dans les mises en situation de leur « personnages », se réunissent même en duos d’influents extrêmement bizarres :
Il y a aussi des tons plus affectés, attendrissants, une dérision plus délicate qui vient chercher la complicité du spectateur, peut-être son empathie, mais jamais sa pitié, comme si la publication poussait à faire un minimum bonne figure, à prendre du recul en se montrant sympathique ou drôle.
Les plébiscites atteignent les mêmes millions de cœurs que pour les mannequins officiels.
D’autres ont un corps commun, mais entre deux scènes d’influenceurs bombasses à la piscine, le « un peu gros » qui fait tourner ses seins se voit auréolé d’une liberté délicieuse, d’un je-m’en-foutisme rafraîchissant :
L’appli décoincée
Bien qu’ils ne soient pas majoritaires, ces cas me paraissent moins être l’exception, que le miroir grossissant de la règle : au fond, tout le monde s’interroge, tout le monde doit faire avec ce qu’il est, tout le monde souffre, tout le monde se stigmatise, à l’aune de ses propres idéaux ou de ceux que la société répand sans vergogne.
En passant les Tiktok, on finit même par considérer que ceux qui souffrent le plus, sont ceux qui ont le plus besoin de montrer qu’ils sont vraiment très beaux.
Je fais le pari (je me projette rétroactivement ?) que l’application fait du bien aux ados, là où ils ont souvent mal. Qu’elle conduit à accentuer ses complexes parfois (mais pas davantage que les clips, ou la pub, ou Instagram, ou ceux à qui on se compare autour de soi), mais aussi, et là la pub ne le fait pas, à les interroger, voire à les relativiser – en tout cas, à en rire un peu plus volontiers.
Je fais l’hypothèse que l’appli cartonne, aussi, parce que c’est tentant, de se montrer un peu, même quand (surtout quand ?) on ne se sent pas légitime ou à la hauteur : au fond, on n’est pas plus moche qu’un autre, et si on l’est, on sera peut-être plus sympa. Et le dernier de la classe sera peut-être le plus drôle. Voyons voir.
Je suppose, autrement dit, que l’appli, en démocratisant les outils de montage et de mise en scène, en plébiscitant l’artifice, la construction, le playback, le jeu de rôle, pousse à se lâcher, à extérioriser, à se débrider, y compris quand on n’a pas confiance en soi.
Journal extime
TikTok prend alors les allures d’un parfait contexte d’expression de ce que Serge Tisseron appelle “l’extimité” [3], c’est-à-dire, non l’exhibitionnisme (qui, lui, est pathologique), mais “le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur”. Il s’agit, en écoutant cette pulsion, d’obtenir ici ou là, à l’occasion d’un partage (toujours un peu transgressif en ceci qu’il peut paraître impudique) de l’intimité (dont les contours changent avec les générations, évidement), de trouver des miroirs pour se refléter un peu dans les réactions des autres. Pour se jauger. Se comparer.
C’est un désir tout à fait normal, bridé ou cadré par la vie en communauté, mais légitime et sain. Cette exposition s’autorise à quelques conditions, selon Tisseron, dont celle-ci : « il nous faut pouvoir croire que notre interlocuteur partage le même système de valeurs que nous. »
C’est pour ça qu’on s’expose surtout aux très proches, normalement. Mais comme c’est la règle du jeu sur les réseaux sociaux, il y a comme une réciprocité générale, un accord sur le fond, des partages d’identification.
Ce jeu complexe avec l’estime de soi est le propre de tous les réseaux sociaux, mais alors que les autres nous avaient plutôt habitués à de la fausse modestie, ou à des doutes qui avaient l’air un peu feints, TikTok a l’air d’un lieu d’expositions à la fois plus audacieuses et plus directes, facilitées peut-être par la distance de la communauté de followeurs (en comparaison avec la relative proximité des amis facebook) ; un contexte propice aux confidences de toutes sortes, souvent focalisées sur d’authentiques complexes, présentés de manière brute, vécus comme des stigmates :
Son hashtag #acné m’a fait cliquer pour creuser le thème ; je suis tombé sur une vidéo de quelqu’un qui allait manifestement percer son bouton ; impossible de regarder, je dois être trop vieux, je suis revenu tout de suite à la vidéo de cette ado. Son choix de la musique du début bouleversant de Là-haut pour confesser qu’elle a une bien vilaine peau crée un effet comique très tiktokien lui aussi, involontaire et touchant.
L’arène du bal
Il y a des confidences sur tous les tons, sur tous les sujets, et donc pour tous les goûts.
On peut choisir d’être très frontal : « mon premier tiktok desole je suis grosse mes j’assume« , prévient telle femme. Quant à tel « gros », eh bien il nous emmerde et il est drôle.
Parfois ça ne rigole plus du tout, et on aimerait que le tiktok soit mis en scène (ça n’a pas l’air d’être le cas ci-dessous ; on ne connaît pas l’effet, en tout cas, des presque 400 000 likes).
C’est bouleversant. Toutes les catégories de stigmates, trahissant les angoisses de l’époque quand les sujets se répètent, sont traitées par toutes les émotions et se marient parfaitement aux codes initiaux de la plateforme : les chorégraphies.
Empruntant des chemins opposés, la sincérité ou l’autodérision subliment tous les sujets, toutes les tares, tous les petits délires, les futilités, les appréhensions, les gênes, et notamment celles de la jeunesse et de l’enfance.
L’image n’est plus la personne
Analysant le Loft Story premier du nom, Tisseron pointait en 2001 déjà que les générations qui arrivaient dans notre monde toujours plus rempli d’images seraient à la fois toujours plus prises en photos, d’abord par leurs parents puis par elles-mêmes, et toujours moins enclines à confondre leur identité et leur image.
Evidemment, l’identité est liée à « l’image de soi », à tous les sens que peut prendre cette expression, mais les photos et films qui se multiplient ont deux conséquences. Avec les images que l’on voit à la télé, au cinéma, dans les jeux vidéo, etc., il y a la démocratisation de l’idée qu’il faut s’en méfier : elles ne sont décidément pas l’empreinte du réel. Ne serait-ce qu’en prenant l’exemple des politiques au JT, on sait combien l’image est une chose factice, une fabrique qui a toujours l’air plus grossière quand elle prétend à la sincérité.
Quant aux centaines, aux milliers d’images qui sont prises ou faites de soi, elles participent à l’éclatement de l’identité, à la conviction que l’identité est multiple, qu’elle se décline dans des rôles, des mises en scène de soi – mises en scène qui ne sont pas du tout, comme on le lit encore parfois, le propre des réseaux sociaux, mais qui sont les règles mêmes de toute interaction sociale [4] ; on n’est pas les mêmes, on n’a pas le même langage, on ne fait pas les mêmes choses de notre corps, quand on est avec nos amis, notre famille, nos supérieurs, des inconnus, dans un ascenseur public, sur un terrain de sport, en couple. Toujours soi sans doute, mais dans des versions de soi spécifiques et adaptées. En ayant le « sentiment » qu’on est « plus ou moins soi » sans doute, mais toujours un peu un personnage quand même – ne serait-ce qu’en voulant être quelqu’un comme ci ou comme ça (quand on veut s’améliorer, par exemple).
Loin du monde idéal, celui du moindre mal
TikTok est l’appli qui consacre le plaisir de chercher son personnage, de le tester, de l’exhiber – son génie et que contrairement à Instagram par exemple, ce réseau social stimule autant ceux qui tiennent les premiers rôles, que ceux qui ont été habitués à l’anonymat du peloton, voire à sa queue, voire qui ne sont pas invités aux compétitions sociales ou médiatiques. C’est l’appli des ados aussi parce que c’est l’appli des complexés, qui n’ont heureusement pas oublié de rire ou de danser aussi un peu.
Bien sûr, plutôt que d’aller chercher les éventuels effets positifs de TikTok, on aimerait que le corps, l’apparence, la performance, le succès, les likes, l’influence ne soient pas un problème, un enjeu, une obsession. Mais on ne va pas reprocher à l’appli d’appartenir à son temps. Au contraire, félicitons-la d’en être un inventif symptôme, plus nuancé et plus ouvert à la diversité des « profils » que les autres réseaux sociaux. D’être l’espace créatif d’une communauté délirante et délurée, qui a bien plus de recul que ses aînés ne le craignent.
[1] Goffman, Stigmate.
[2] Un stigmate un toujours relatif, et même une qualité “objective” peut être un stigmate dans un contexte donné (Goffman cite un bandit qui espérait qu’on ne le voie pas aller à la bibliothèque).
[3] Tisseron, L’intimité surexposée.
[4] Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne.
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