Beaucoup de liens cliquables tout au long du texte, pour qui voudrait voir plein d’exemples sur les thèmes qui l’intriguent, mais on pourra s’en dispenser : les vidéos directement intégrées dans l’article suffisent.
A première vue, TikTok aura l’air d’une succession frivole de parades égocentriques ; une large part de tiktokeuses et tiktokeurs y sont en effet pour faire l’étalage de leurs qualités plastiques ou de leurs performances variées.
Il n’y a pas tant de mal à ça. La nature des contenus choquants selon l’éditeur (ou signalés comme tels par la communauté) pourront faire débat ; ils génèrent surtout un tas de codes et de jeux inventifs pour flirter avec la limite. En outre, il n’est pas certain que la multiplication des sermons justiciers, des récits de vie privée et les délations caractérisées, sur d’autres réseaux sociaux, soient plus louables ou « normaux » que les twerks décomplexés (parfois tellement provocants qu’ils peuvent devenir malaisants).
D’autre part, comme les autres réseaux sociaux, TikTok ne doit pas être réduit à ses caricatures, et comme les autres réseaux sociaux, il a sa modernité fulgurante. Son hypnotisme chronophage doit bien s’expliquer aussi par des qualités. En février 2020 : 800 millions d’utilisateurs actifs dans le monde (six fois plus que LinkedIn par exemple), dont 90% se connectent chaque jour et dont une grosse moitié crée aussi des vidéos ; 41% des utilisateurs ont entre 16 et 24 ans ; des utilisateurs qui passent en moyenne 52 minutes par jour sur l’appli [1]. 65 millions de personnes se sont ajoutées à la liste rien que pendant le confinement.
L’art vidéo virale
Bien qu’on puisse publier des contenus originaux et même performer en live, la majorité des vidéos sont des courtes séquences (60 secondes max) synchronisées avec des morceaux de musiques (majoritairement d’aujourd’hui) ou de dialogues pré-enregistrés (extraits de films, de sketches, de discours présidentiels, de tout ce qu’on voudra). TikTok est une immense fabrique de playbacks et de memes : il s’agit principalement d’imiter, décliner, détourner des modèles chorégraphiques, aux inconscientes ou évidentes évocations érotiques (et c’est normal, puisqu’il s’agit de danser).
En gros, un tiktok ressemble à ça :
C’est loin de n’être que ça, on a toutes les nuances de mouvements ou de ton, bien des tiktokeurs savent en même temps ironiser sur l’exhibition, il s’agit souvent aussi de se déguiser, et de relever des challenges variés, et généralement de blaguer.
Les vidéos peuvent être recouvertes de mots, accompagnées de légendes, et leurs réalisateurs puisent dans une liste impressionnante de filtres et d’effets, donnant à croire que la génération entière des millennials est passée maître dans l’art du montage et des effets spéciaux (bien des posts sont d’ailleurs des tutos qui apprennent à danser ou à faire des FX).
L’expérience utilisateur est une merveille. On fait glisser tranquillement les vidéos proposées par l’IA, et depuis la même interface d’accueil/diffusion, on peut les commenter, s’abonner à des tiktokeur(se)s et naviguer alors parmi leurs seules vidéos, choisir de parcourir les publications d’une personne en particulier, accéder à la liste de toutes les vidéos qui ont “percé” sur un thème donné, procéder par mots clés et tendances, et même chercher par emoji.
Entre eux dans la danse
On pensera à Youtube plus encore qu’à Instagram. Les contenus ne sont pas classés chronologiquement : on surfe d’un truc à l’autre dans un océan de vidéos dont les dernières qui ont du succès sont prioritairement présentées, mais en ayant néanmoins une impression réussie de classement aléatoire ; on est régulièrement ému par des tentatives complètement ratées à zéro abonné et zéro like.
Sans doute y a-t-il des problèmes au niveau de la collecte des données ; ils ne sont pas spécifiques à TikTok, mais à internet en général. Des articles font aussi état de censures : les personnes laides seraient écartées par exemple ; sauf le respect de certaines personnes qui publient, ce n’est pas ce que j’ai constaté, et si en effet c’est la beauté qui est majoritairement plébiscitée, tout porte à croire que c’est davantage par la communauté que par la plateforme, qui n’a certes pas du tout l’air d’avoir envie d’en corriger les effets.
La génération de boomers, mot popularisé notamment sur TikTok pour désigner (dénigrer) les plus âgés faisant systématiquement la leçon aux plus jeunes, a accès sur cette appli, contre toute attente, à une image réjouissante de la jeunesse, potentiellement si insupportable dans la vraie vie (rires et cris dans l’espace, orthographe aléatoire, téléphone greffé, acné, caprices, etc.).
Le ballet dans le cul
Il y a une fraîcheur et une habileté toutes modernes. S’il fallait en caractériser le style de manière synthétique, on pourrait dire que les courtes chorégraphies fusionnent la langueur d’une bachata et les accents saccadés du hip hop, en y ajoutant souvent une touche de second degré, dans le commentaire de la vidéo si ce n’est dans la danse. Le spectateur est généralement regardé dans les yeux : les acteurs et actrices peuvent aisément avoir l’air d’aguicher, voire d’allumer (les plus vantards et les faux modestes, évidemment, agacent énormément) ; souvent il s’agit plutôt de charmer un peu, surtout de déconner, ou de just vibe tout simplement.
« Ne cherchez plus, la saison 6 de Black Mirror est dans votre smartphone » avertit Paris Match dans un article récent, motivé par l’explosion du nombre de téléchargements à l’occasion du confinement ; car il y a des prédateurs, une hypersexualisation des enfants, etc. Comme d’hab’, au prétexte de la condamnation légitime ou de la nécessaire surveillance des actes répréhensibles et/ou extrêmes, on veut condamner tout le contexte de leur émergence ; c’est un peu comme si on voulait empêcher les enfants d’aller dans les cours de récréation, au prétexte que s’y produisent des harcèlements (bien plus fréquents et bien violents que sur les réseaux sociaux, soit dit en passant).
Oh, bien sûr, il n’y a pas d’adultes non autorisés dans les cours de récréation ; l’enquête n’existe cependant pas, qui prouve que les enfants sont davantage victimes de ces derniers en ligne, qu’à la sortie du collège, et l’enquête n’existe pas non plus, qui empêche de penser que les ados seraient moins crédules qu’on ne pense, et apprennent aussi beaucoup mieux à dégager les harceleurs grâce aux réseaux sociaux. (Quelle catégorie d’internautes semble par exemple la plus susceptible d’être victime d’un hoax ? A mon avis, celle qui connaît même pas le mot.)
Danseur.se.s et toile
Une fois les plus radicaux des influenceur.se.s-fitness swipés, les blagues douteuses esquivées (racistes ou homophobes, par exemple, mais qui s’en défendent comme à la télé au prétexte qu’“on peut bien rire de tout”), les insupportables contributeurs écartés (chacun a les siens), les plus intéressants tiktokeurs émergent : ceux qu’on trouve drôles, inventifs, ou spontanés, ou particulièrement performants, ou stupides au bon cœur, ou plus vrais que nature et émouvants.
Voici une classification de trois modèles-types de vidéos, ne prétendant pas du tout à l’exhaustivité mais balisant à mon avis une bonne part du territoire qui vaut la peine d’être épié.
- Les personnages délirants #UneValseASentences
TikTok est d’abord un espace pour la jeunesse créative, qui a grandi dans le monde des images. Les meilleurs comptes réunissent performances d’acteur, esprit parodique et compétences cinématographiques – et ce, pour ne parler de rien d’autres que des récitations à l’école, ou de la vie banale à la maison.
On y retrouve un mélange savoureux entre la digestion habile de références à la pop culture, et l’esthétique que Michel Gondry a creusé sous l’appellation de « films suédés », c’est-à-dire des remakes parodiques avec la contrainte de n’avoir que des moyens rudimentaires : un torchon sur la tête et vous êtes la mère, des lunettes et vous êtes le père, un contre-champ + raccord regard et vous êtes les potes, etc.
Certains, à force de faire n’importe quoi, finissent par trouver des principes efficaces en mêlant les références, les danses, les mots et les couleurs pour faire des blagues complètement débiles ; TikTok est aussi un territoire merveilleux pour le comique de répétition et l’absurdité totale.
Un des jeux les plus répandus sur la plateforme consiste à se donner des petits challenges aussi inutiles qu’impressionnants – impressionnants, surtout, tant il a dû falloir être persévérant (et avoir du temps à perdre), pour y arriver (et l’on voit aussi, avec cet exemple innocent, par où le marketing va débarquer).
Les meilleures vidéos font suspecter les trucages, de même que la démocratisation des filtres habituent à douter de la douceur d’un visage (et beaucoup de vidéos ironisent sur la différence entre l’image en ligne l’apparence à l’arrache à la maison). C’est une qualité de l’appli que d’interroger souvent la véracité de ce qui est vu (qu’il s’agisse des performances ou des témoignages) : TikTok contribue à une éducation à l’image, notamment quand on en fabrique ; les plus jeunes sont autrement moins naïfs face à elles que leurs aînés. Ces derniers publient sur TikTok, notamment depuis le confinement ; ils sont globalement un peu ridicules, au mieux attendrissants, mais globalement ils sonnent faux, on a un peu honte pour eux.
Bien sûr, rien ne pourra égaler le plaisir à visionner les vidéos d’un premier degré total, trahissant le fait que la confidence à la communauté est devenue un réflexe :
- Les pranks #BalletCouilles
Un « prank » est une blague, un tour joué à quelqu’un, une sorte de piège. TikTok n’a pas inventé les caméras cachées, mais l’appli semble consacrer une approche nouvelle de l’espace public – celle générée progressivement par la logique des réseaux sociaux.
Les pranks se tournent à l’insu du proche ou de l’inconnu « réellement » autour de soi : dans la hiérarchie des priorités, les réactions de la communauté en ligne, son avis, a davantage de poids, d’importance, d’effets, que l’opinion et la réaction directes des personnes présentes au moment de l’enregistrement. Les vues, plutôt que le regard.
Pas seulement « à l’insu » : les Tiktokeurs filment même au détriment de leur entourage, qu’il soit privé ou public, qu’il s’agisse de leur casser des œufs sur la tête, d’avoir l’air stupide devant eux ou de leur proposer des énigmes grotesques (on constate cependant que les enfants sont généralement bienveillants avec leurs parents ; à l’inverse, les exemples n’ont pas manqué, pendant le confinement, de parents qui pour amuser la galerie, ont humilié leurs enfants dans des vidéos virales).
Un tiktokeur peut bien paraître objectivement ridicule en public, il n’aura pas lui-même le sentiment de l’être : il se fiche bien de ce qui se passe IRL, pour lui, tout se joue par la fenêtre ouverte sur le monde en ligne. Une preuve de plus que l’opposition entre réel et virtuel n’est décidément pas opératoire. Ce n’est pas ce que TikTok produit de plus intéressant, mais c’est très significatif.
- Les beautés pures #JusteAuCorps
Enfin, la dernière catégorie que je retiendrai pour ce premier article est celle des moments de grâce. Il arrive qu’un certain corps, un visage, un geste, un ralenti, propose un mouvement singulier sur un air particulier, et que ça match : qu’on ait les ingrédients réunis du charme.
Timothée Chalamet se trouve concerné par l’un de ces morceaux de beauté, initialement saisie par Luca Guadagnino, le réalisateur de Call me by your name. Sa danse dans le film, passée à la sauce tiktok, est un phénomène de séduction mondialisée :
Cette vidéo est infiniment déclinée, transposée, mise en abîme, faisant même bouger les lignes des codes censés relever du masculin ou du féminin.
C’est avec ce genre d’images que TikTok renvoie finalement moins à la mécanique des réseaux sociaux, qu’à l’esthétique si captivante des gifs animés. Un peu comme les rappeurs ont une espèce d’oreille pour aller choper les trois meilleures notes d’une vieille chanson pour les passer en boucle de façon obsédante, tout est in fine question de pouvoir des images, de goût et de dosage sur TikTok ; réseau profondément ludique, il érige en revendications esthétiques, mais parfois aussi politiques, féministes notamment, les délires qui relèvent « normalement » des catégories « laisser-aller-devant-son-miroir » ou « danse-sous-la-douche ».
Qu’il s’agisse de jouer avec les règles de la danse et de l’image, du mannequinat, du sport, du micro-trottoir, ou n’importe quelle figure médiatique, il y en a qui savent être naturels, ou brillants, ou se laisser porter, ou poser, ou prendre des risques. Et ils séduisent, ou amusent, ou intriguent, ou font rire, tout simplement : pourquoi on se priverait de regarder ?
Transition
Peut-on cependant balayer d’un revers de la main les enjeux « psychologiques » ? Il faudra quand même nuancer un peu : telle petite fille par exemple parait un peu jeune pour s’exprimer sur les avantages qu’il semblerait y avoir à « ne pas avoir de formes ». On le fera dans le second article, en même temps qu’on abordera la catégorie reine de Tiktok, en parlant des vidéos comme celles-ci :
[1] source : https://www.oberlo.fr/blog/tiktok-statistiques
2 commentaires sur « TikTok, le dancing dirty ? »