Oui.

Mais peut-on le faire sans se contredire, voire se ridiculiser ? 

Eh bien, oui. En s’en remettant au principe fondamental de l’éthique minimale : du moment que je ne porte pas préjudice à autrui, ce que je fais de moi-même ne devrait regarder que moi, dans l’indifférence du reste du monde qui ne me connait pas. Le bien et le bonheur ne devraient dépendre que du bon vouloir de chacun. 

Il y a bien sûr des sujets plus compliqués, par exemple les décisions irréversibles (euthanasie, vasectomie…), ou les dégâts terribles (drogues dures, endettements insurmontables, etc.) qui exigent précautions, protocoles, encadrements particuliers, mais ce sont les exceptions. 

Pour le reste, eh bien ma foi, de quoi se mêle l’État si ce que je fais ne regarde que moi, ou moi avec mes camarades consentants ? 

Alors, soutenons ici celles qui veulent se voiler, là-bas celles qui ne le veulent pas. Ce n’est pas contradictoire, c’est cohérent.

Sont contradictoires, au contraire, celles et ceux qui soutiennent les femmes dévoilées en Iran, et jugent sévèrement les femmes voilées en France. Ils soutiennent là-bas la liberté, et ici… Je ne sais pas trop. Ils disent la liberté aussi, mais en réalité, ils parlent d’autre chose (ils veulent, en France, selon un principe moraliste, que les femmes refusent de porter le voile, que les femmes épousent leur définition de la liberté à eux).

« Oui, mais la pression dans les banlieues… Le dessin de Charlie Hebdo a raison de dénoncer que ça se passe comme à Téhéran, etc. »

Des pressions existent sans doute en France ; rien à voir avec l’Iran, république théocratique islamique.

Le moralisme des « anti-voiles partout » s’accompagne en France de paternalisme (la présupposition que les personnes concernées ne sont pas capables de définir leur bien) ; elles seraient par définition des victimes, des porte-paroles de l’islamisme radical ; on en déduit qu’il faut décider pour elles ; on demande à l’État d’interdire le voile partout où c’est possible.

Certes, il y a des pressions et menaces sur les femmes, et peut-être de plus en plus fréquentes (je n’ai pas trouvé de chiffres). Mais pourquoi, dans le cas du voile, est-ce qu’on induit de certaines menaces réelles, l’invalidité de toutes les volontés de porter le voile ? Ce n’est pas une inférence valide.

C’est exactement comme si, du fait qu’il existe des pressions et menaces pour que des femmes se marient à tel homme non désiré (qui niera que cela existe ?), on invalidait toutes les paroles de femmes qui disent vouloir se marier.

« Oui mais rien à voir avec le mariage, et c’est offensant de voir des femmes ainsi masquées, en plus l’image de la femme qui est renvoyée est problématique, etc. »

L’histoire du mariage n’est pas vraiment un réservoir d’arguments pour les luttes en faveur de l’égalité. 

Par ailleurs, je conçois que ce puisse être offensant, une femme voilée, surtout si on est « anticlérical ». D’autres sont offensés par l’image de la femme dans les publicités ou les clips de rap, d’autres par le fait que les femmes, apparemment « contrôlées par les injonctions du patriarcat », « doivent » s’épiler et se maquiller intégralement. D’autres encore sont offensés par les codes esthétiques présidant à l’élection d’une miss France. D’autres sont écœurés par la vulgarité des influenceuses, ou par des tatouages, et d’autres, rien que par des lesbiennes qui s’embrassent en public, d’autres encore par des femmes qui allaitent dans la rue (encore plus choquant quand le « bébé » a déjà genre quatre ou cinq ans).

Les femmes font l’objet de tout plein d’injonctions contradictoires.

(Les hommes aussi, il parait. D’être à la fois gentils et virils, se plaignent-ils. L’injonction les traumatise beaucoup.)

Quelle offense est admissible, laquelle ne l’est pas ?

À chacun de voir. Pas à l’État. Aucune offense ne doit légitimer des désirs d’interdiction.

Être offensé, ce n’est pas grave. C’est peut-être désagréable, mais ce qui offense ne porte pas préjudice. On va s’en remettre, ça va passer.

On a alors le droit d’essayer de convaincre les femmes pour qu’elles soient d’accord avec les modèles de vertu qu’on défend ; on argumente, on débat, on promeut, on caricature, on influence, etc.

Mais on n’est pas légitime à censurer ou à exiger de l’État qu’il interdise ce qui nous offense.

« Oui, mais la laïcité… »

La laïcité, « séparation de l’église et de l’État », est une chose très simple (qu’on complique volontiers pour avoir un beau camouflage dans la lutte contre les Musulmans).

La laïcité sépare l’église et l’État en ce sens que l’État ne peut plus légitimer le pouvoir, la loi, la justice, par une référence à la religion. Dans un pays laïc, un livre saint ne peut pas servir d’argument d’autorité. On fait de la politique sans religion. Et même si tout plein de positions politiques viennent de valeurs religieuses, on ne se réfère pas à elles pour argumenter (la manif pour tous parlera du bien-être de l’enfant, de son « droit » à avoir un-papa-une-maman, etc.).

Voilà, c’est tout pour la laïcité. Puisse l’Iran devenir un pays laïc, si les Iranien(ne)s le désirent.

« Oui ben justement, l’égalité femmes-hommes… Le visage découvert pour tous, la dignité... »

L’égalité, mais aussi la dignité, et même la liberté, c’est d’abord de pouvoir décider pour soi-même par soi-même (l’école doit rester efficace, gratuite et obligatoire pour nous former). Dès qu’on arrive à l’âge de consentir (la démocratie représentative fixe cela plus ou moins arbitrairement), eh bien de soi, on fait alors ce qu’on veut (ou peut) sans que l’État condamne autre chose que les préjudices causés à autrui. 

La dignité ne devrait pas être une affaire d’État, dont la définition serait unilatérale, mais de sensibilité des individus, dont les critères dépendent de chacun.

On veut se couvrir la tête parce qu’on est fidèle à une religion qui dit de faire ainsi ? Tourner des pornos ? Se prostituer ? Passer l’intégralité de ses journées à ne rien faire devant la télé ? Renoncer à toute forme d’activité physique et de souci du corps pour n’entretenir que son esprit ? Eh bien, on n’a qu’à le faire.

« Oui mais porter le voile n’est pas une décision qui est un vrai consentement, etc. »

Comme par enchantement, nous exigeons un consentement toujours plus « profond », plus « explicite », quand il est accordé à quelque chose qui nous dérange. 

Si on n’aime pas que les femmes se voilent (parce qu’on est mû par des « valeurs universelles », etc.), on va remettre plus volontiers en cause la validité de leur consentement au voile (idem pour porno, prostitution, etc. : on va gratter pour démontrer que c’est le fait d’un trauma de l’enfance, un effet du capitalisme, etc. Ce qui est peut-être vrai, hein – mais est-ce une raison pour invalider un consentement, une décision d’individu ? Si oui, plus aucune parole ne peut être considérée comme un consentement ; toutes sont l’effet des traumas de l’enfance et du capitalisme, et de mille autres influences encore.).

A contrario, on laissera tranquille toute personne concernée, peut-être, par les mêmes pressions, mais qui fera un choix qu’on juge tolérable. On n’ira pas embêter une femme qui « choisit » de nettoyer des toilettes publiques – alors même que là aussi, elle n’a sans doute pas eu « un vrai choix ».

Qui consent « vraiment », profondément, à ce qu’il fait ? Le citoyen qui vote pour telle ou tel, consent-il profondément à son candidat ? N’est-il pas l’objet de pressions, voire de manipulations médiatiques, de reproductions et de pressions sociales ?

Il faut se méfier des exigences trop grandes à l’égard du consentement.

Au lieu de douter d’abord ou toujours des paroles, de pinailler sur ce qu’il y a au fond, « en vrai », écoutons et recueillons les paroles formulées en surface. Commençons par enregistrer les plaintes avant de les suspecter, par exemple.  

« C’est pas si simple…« 

C’est justement parce que la réalité sous nos yeux est compliquée qu’il faut des principes simples à l’horizon.

Quand un choix est jugé négativement par une communauté (se voiler en France), celle-ci soupçonnera toujours un consentement factice, fragile, infondé, contraint ; si elle ne fait pas ce que sa communauté juge décent, on ne sera jamais sûr que la femme consente vraiment à son choix indécent. On suspectera celle qui se voile, celle qui ne veut pas d’enfant, celle qui se prostitue, de n’y avoir pas assez réfléchi, ou de ne pas avoir eu le choix.

En d’autres termes, le rejet d’une pratique se déguise souvent en remise en cause de l’authenticité du consentement.

Quand une femme fait le choix qu’on attend d’elle, en revanche, on ne cherche pas à approfondir. Je vous laisse deviner à quelle femme, entre celle qui veut un enfant et celle qui n’en veut pas, on demandera : « pourquoi ? »

Défendre les femmes qui se voilent en France, et celles qui se dévoilent en Iran, c’est suivre le même principe : c’est accorder toute sa valeur aux points de vue des concernés. Les « valeurs universelles » devraient se réduire à celle-là.

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