Dans son émission Canap 95, Etienne Carbonnier (team Yann Barthès #Quotidien) a diffusé de vieux extraits du jeu télévisé Pyramide : la co-animatrice noire Pépita y fait l’objet de blagues qui la comparent à un singe, c’est assez choquant.
Dépitée devant sa télé, Pépita a rapidement exprimé sa colère contre le montage (la diffusion de l’intégralité de l’émission aurait montré sa complicité avec la blague, dont elle était à l’origine), contre l’animateur de TMC qui ne l’a même pas contactée pour avoir sa version, contre la démarche de l’émission en général : “Les personnes qui m’ont humiliée, ce sont celles de Canap 95.”, a-t-elle synthétisé. Elle dit n’avoir jamais été victime de racisme ou de sexisme sur le plateau de Pyramide : elle a fait savoir qu’elle était scandalisée par cette instrumentalisation. On ne peut que la comprendre.
Polémique (du grec polemos, la guerre)
Sa réaction dans le Parisien, doublée d’un témoignage chez Hanouna, est loin d’avoir calmé le débat : le voilà au contraire envenimé, les positions en présence se sont durcies.
D’un côté, le camp initialement rangé derrière la “victime” qui a donc ensuite affirmé qu’elle n’en était pas une, ne lâche rien. Une partie énonce qu’on doit continuer à regretter cet “humour”, que les personnes concernées en rient ou pas ; une frange plus radicale condamne fermement l’opinion de Pépita, considérée comme une “bounty”, une Noire trahissant la cause, une Noire qui aurait dramatiquement adopté les représentations et attitudes des blancs (l’humour de ces derniers étant un des nombreux symptômes du racisme systémique).
D’un autre côté, l’affaire enchante les décomplexés de tout poil, de l’extrême droite à la gauche républicaine, en gros les “universalistes”, qu’on baptisera “anti-anti-racistes”. Ils exultent sur les plateaux télé et les réseaux sociaux, renvoyant volontiers tous les bobos parisiens wokes extrémistes islamo-gauchistes à leur propre nuisance, eux qui ont parlé à la place de Pépita, qui ne savent plus rire de tout, et qui sont les vrais racistes parce que ce sont eux qui mettent les Noirs dans des cases (celles de “victimes racisées”) et qui les y enferment.
Domicilié à la frontière du XIe et du XXe arrondissement de Paris, essayant de ne pas être trop raciste bien que j’aie grandi en France, je me sens visé par les anti-anti-racistes.
Écouter les personnes concernées
Ma première réaction est la suivante : les anti-anti-racistes ont-ils enfin décidé de considérer la parole des personnes concernées ? Car enfin, quelque chose m’interpelle. Les éditorialistes qui ironisent en disant que les gauchistes sont contredits, et donc piégés, par le point de vue de Pépita, ne voient-ils pas qu’eux-mêmes sont toujours contredits par les témoignages des personnes concernées, par exemple quand une femme voilée dit qu’elle porte son voile de plein gré et avec joie, ou quand des enfants élevés par des homos disent qu’ils sont heureux, etc. ?
L’être humain est peut-être ainsi fait, qu’il n’estime et ne croit que les témoignages qui vont dans son sens, considérant les avis contraires comme, au choix, du déni, l’emprise d’une culture, un résultat de la domination, voire un syndrome de Stockholm (cette dernière thèse ayant été avancée à propos de Samantha Geimer, que l’affaire Pépita m’évoque : au moment des Césars 2020, l’année où le dernier Polanski était tant de fois nommé, Slate avait audacieusement publié un entretien avec Samantha Geimer, violée à l’âge de 13 ans par le réalisateur, dans lequel elle estime que la plus grande violence qu’elle a subi, le piège dont elle voudrait sortir un jour, est la récupération permanente de son histoire à des fins militantes).
Mais… Le point de vue de Samantha Geimer (Mona Cholet s’était émue de cette publication inopportune) invalidait-il la crédibilité de la thèse “il existe une culture du viol” ? Évidemment pas. De même, le point de vue de Pépita ne dispense pas de considérer qu’il existe un racisme systémique. Simplement, et franchement, tant mieux si tout le monde n’en est pas victime.
Il y aurait donc à mener les combats sans chercher à mobiliser celles et ceux qui ne veulent pas le mener. Il y aurait donc à ne pas essentialiser la lutte à ce point (au point de dénigrer les alliés théoriques, quand ils ne veulent pas en être) : tous les racisés n’ont peut-être pas envie de combattre, ni même de se sentir “racisés”. Il y a suffisamment de quoi documenter les choses, en s’appuyant sur des faits (via les sciences humaines), des témoignages, des objectifs. Mais une personne qui dit ne pas ou plus être une victime n’a pas du tout envie d’entendre qu’elle l’est. Ecoutons les raisons pour lesquelles elle vit les choses autrement, ou grâce auxquelles elle s’en est sortie, etc. Priorité, toujours, à la valeur des témoignages des personnes concernées.
Qui est dans le déni ?
Des personnes peuvent dire “oui” à un système, une culture, un contexte politique, aussi inégalitaires et scandaleux soient-ils, sans pour autant qu’il faille en déduire qu’ils en profitent, ou sont des le camp de ceux qui dominent. On peut penser que des personnes ont tort de consentir à des situations apparemment injustes, des situations qui ont l’air d’être des contextes d’exploitation, on peut penser (ou pas !) que les femmes qui rient d’une comparaison raciste alors qu’elles sont concernées, ou qui disent qu’elles veulent se prostituer, ou faire du porno, ou se voiler, ou passer la journée devant la télé et les réseaux sociaux, ou refuser d’avorter à cause de motifs religieux, ou être au service de leur mari, etc., ont tort. Mais on ne peut pas penser à leur place, ni soupçonner leur parole de ne pas être une vraie parole, sauf à tomber dans le paternalisme, dont on va laisser la propriété aux anti-anti-racistes.
Quand c’est non, c’est non. Mais quand c’est oui, c’est oui. La parole des personnes concernées, leur consentement donné ou pas, c’est ce qui est formulé. Si Pépita adhère aux valeurs d’un système dans lequel elle s’est prioritairement épanouie, si Pépita incarne le fait qu’on peut être racisée sans être une victime, tant mieux pour elle, et tant mieux pour la France s’il y a des motifs d’espoir. Pourquoi être moraliste en prétextant qu’elle est dans le déni ?
Et si à partir de son témoignage « anti-victimaire », les anti-anti-racistes nient qu’il y a en France de la discrimination à l’embauche et au logement (ce qui n’est pas remis en cause par le fait que des Arabes et des Noirs trouvent logements et postes à responsabilité), nient que les inégalités entre les hommes et les femmes sont scandaleuses (bien qu’il y ait des femmes de pouvoir et des hommes battus), nient que comparer les Noirs à des singes est raciste (bien que ça puisse faire rire, être ironique ou une forme d’autodérision, etc.), eh bien vraiment, laissons-les se ridiculiser.
Aux anti-anti-racistes, je dirai simplement, pour finir, qu’on attend maintenant de leur part une même écoute des discours des personnes concernées, quand ces discours ne seront pas en accord avec les leurs. Ils ne pourront pas les manquer : ils sont autrement plus fréquents que les témoignages confortant leurs thèses.