A défaut d’avoir pu séparer à temps, à l’époque, Polanski de ses futures victimes, il faudrait maintenant séparer l’homme de l’artiste. Allons bon. 

Si on ne faisait pas cette séparation, c’est au-delà de Polanski un pan immmmense de l’histoire de l’art qu’il faudrait brûler, Gauguin et Michael Jackson et tutti quanti. Ce serait insupportable ! Et d’ailleurs Adèle Haenel elle-même n’a-t-elle pas déclaré, il y a quelques temps, que son auteur préféré était Louis-Ferdinand Céline, ce qui tendrait à prouver, aux dires de ceux qui s’amusent à partager la vidéo de cette déclaration d’admiration pour l’auteur antisémite, qu’elle devrait savoir ce que signifie cette séparation, au lieu de crier à la honte et au scandale partout ?

Rhéteurs retors

Elle est bien connue, cette technique. La technique rhétorique consistant à exagérer la position de l’adversaire pour mieux la contester. Schopenhauer l’appelle « l’extension » : on fait dire à son adversaire davantage qu’il ne voulait dire pour que sa thèse soit fragilisée. Car « plus une affirmation devient générale, plus elle est en butte aux attaques ».

Après avoir généralisé la thèse de l’adversaire, il faut ensuite, à l’inverse, réduire sa thèse à soi à son sens le plus restreint possible, comme ça elle est bien solide, la thèse, vraie pour le petit périmètre qu’on prétend défendre… 

C’est exactement ce qui se passe avec ce débat autour de Polanski :

  1. On veut faire dire à celles et ceux qui se scandalisent du César attribué que leur position revient (attention extension) à vouloir épurer l’histoire de l’art, exclure toutes les oeuvres ayant été produites par des artistes condamnables… 
  2. … Tandis qu’en défendant le prix de Polanski, on ne défend pas un pédophile, pas du tout, non, non… On défend soi-disant (attention réduction) « uniquement » l’artiste, car on fait la « distinction de l’homme et de l’artiste »…

Mais on ne m’y prendra pas ! Je m’en vais critiquer les deux choses à la fois :
– l’extension de la thèse d’Adèle Haenel à une soi-disant censure générale prête à jeter aux oubliettes tous les chefs d’oeuvre réalisés par des ignobles personnages
– l’idée qu’on doit séparer l’homme de l’artiste, notamment dans ce cas-là

La séparation de l’oeuvre

Il y a théoriquement trois choses : l’homme (par exemple, un ancien violeur), l’artiste (un réalisateur formidable), et l’oeuvre (J’accuse, que je n’ai pas vu).

L’artiste est un peu au milieu… Il a plutôt l’air d’être une personne, comme ça, à première vue, mais contre toute attente logique, on essaie de nous faire croire que la réunion homme-artiste est superficielle. Que c’est une confusion. Tandis qu’au contraire ! Au contraire, la fusion artiste-oeuvre, l’indistinction entre les deux, elle, elle a du sens !

L’artiste, le réalisateur Polanski, serait intrinsèquement lié à son film comme formant une seule et même chose, en l’occurrence récompensée, mais sans lien avec la personne !… Vive la rhétorique.

En vérité, la seule « séparation » qui peut-être a du sens, c’est la séparation entre d’un côté l’homme-artiste (en plus ils s’appellent pareil, c’est facile à retenir comme association), et l’oeuvre d’un autre côté (en plus l’oeuvre est un objet physiquement séparé, c’est facile à concevoir, cette dissociation).

Cet « isolement », ce « détachement » de l’oeuvre est légitime, il est plus recevable que la séparation homme-artiste. Lui aussi a ses limites, cependant, car l’artiste est évidemment, d’une certaine manière, cause de l’oeuvre : il y a mis de lui-même.

Mais justement, en distinguant l’homme et l’oeuvre, on ne les isole pas l’un de l’autre : on les fait dialoguer. La question se pose de savoir ce que l’artiste y a mis de lui-même, ou pas. La biographie est un des aspects d’une analyse d’une oeuvre. Pas le seul, loin de là : le détachement de l’oeuvre est important parce que le sens peut aussi avoir échappé à l’auteur. Et puis la valeur de l’oeuvre peut être « objective », au sens de « intrinsèque » à l’oeuvre, concerner ses qualités esthétiques propres – qualités dont les films de Polanski font généralement preuve, évidemment. 

L’intention de l’artiste peut même être indifférente : on peut y voir ce qu’on veut, dans l’oeuvre, on est libre. 

Bien sûr il est parfois très difficile de faire cette séparation. Matzneff (par exemple) interdit largement de la faire, en déclarant publier le compte-rendu d’actes pédocriminels réels.

J’accuse invite aussi à tout lier, d’ailleurs, puisque Polanski prétend qu’il y a dans J’accuse des analogies avec sa propre histoire… Mais l’oeuvre reste et restera, une fois dans l’espace public, « à côté » de l’artiste, désolidarisée. Elle est en ligne, en rayon, au cinéma, chez soi. L’isoler est toujours possible. Ainsi c’est un DVD de Chinatown, que j’ai chez moi. Pas une preuve ni un témoignage des qualités humaines de Polanski. Ni un alibi pour ses crimes.

L’oeuvre ne rachète pas l’artiste

En d’autres termes, évidemment qu’on peut lire Céline, aimer les livres de Céline sans être antisémite, ou étudier Heidegger sans être nazi, ou apprécier la peinture de Gauguin sans être pédophile – on peut aussi tenir Rosemary’s Baby ou J’accuse comme des chefs d’oeuvre, et en même temps condamner le César que Polanski a reçu.

Comment on fait ? Eh bien on distingue l’oeuvre (qu’on aime) de l’artiste (qu’on ne doit pas aimer, étant donné la personne). On dit « j’aime Céline » par métonymie, en vrai on l’aime pas Céline, on ne l’aime qu’en tant qu’auteur des livres qu’on a lus de lui – on peut même avoir apprécié les pamphlets antisémites eux-mêmes ! On peut même collectionner les entretiens, avoir tous les volumes en pléiade, partager des pans de sa misanthropie (l’auteur de blog qui se confie…). 

Mais du coup n’aime-t-on pas l’artiste, alors ? En tant que figure derrière l’oeuvre, figure intermédiaire entre la personne et l’oeuvre, figure sans qui l’oeuvre ne serait pas là : sans doute, pourquoi pas, et d’autant plus aisément qu’il est mort, mais s’il était vivant, voyez-vous, on ne se lèverait pas pour l’applaudir, on ne le féliciterait pas d’être qui il est. Car on sait. Et qui réédite ses livres doit bien expliquer qui il était. Car on ne sépare pas l’homme de l’artiste ; on essaie au contraire, notamment quand on aime l’oeuvre, de comprendre comment un être aussi maléfique a pu produire des choses géniales, on traque ou redoute les traces éventuelles de diablerie dans l’oeuvre, ou au contraire de bonté cachée dans l’artiste à l’aune de l’oeuvre ; on fait des allers-retours, on s’interroge, on fait dialoguer l’homme, l’artiste et l’oeuvre… Mais jamais on ne se dit « attends, t’as vu comme c’est génial Voyage au bout de la nuit ? Quand on pense que y a des cons qui ont condamné Céline pour collaboration… »

Quand, en 2011, Lars Von Trier avait reconnu une forme de sympathie pour Hitler (séparant l’homme Adolf de l’artiste Hitler, il avait déclaré en conférence de presse : « Je dis seulement que je comprends l’homme. Il n’est pas vraiment un brave type, mais je comprends beaucoup de lui et je sympathise un peu avec lui. Mais bien sûr je ne suis pas pour la Deuxième Guerre mondiale, je ne suis pas contre les juifs« ), le festival de Cannes avait fait un choix allant dans le sens d’une séparation artiste-oeuvre : Melancholia était resté en compétition, mais bye bye Lars.

La séparation pour toujours

Il y a autre chose : un artiste, ça meurt. Et l’oeuvre, elle, continue, persiste dans le temps. Vraie séparation, ça, quand même. Quand l’homme Polanski va mourir, l’artiste qui a reçu le César va mourir aussi : si ceux qui l’aiment et le défendent en doute, ils vont être déçus…

Il survivra à travers ses oeuvres”… Métaphore, tout ça. Les oeuvres existeront, et il faudra que les rétrospectives, les biographies mentionnent (en tout cas il faut l’espérer, lutter pour) les crimes qu’il a commis, les témoignages concernant des faits prescrits (pour lesquels il ne porte pas plainte en diffamation). Les films eux-mêmes seront à étudier avec ces éléments biographiques. 

On ne trouvera peut-être rien, dans sa filmographie, de « pédophile », et tant mieux pour les films, ce sera plus facile de les apprécier – tandis que les pamphlets de Céline, bon, faut se justifier… – mais voilà, c’est un réalisateur pédocriminel, c’est comme ça. Perso je vais attendre qu’il meure pour voir ses films, désormais. Si j’y vais de son vivant ça va lui bénéficier, ne serait-ce qu’à l’échelle d’une goutte d’eau apportée par un colibri-spectateur. La séparation artiste-oeuvre n’est pas encore complètement faite ; Je ne veux pas apporter mon entrée à la quantité des spectateurs (ça ne veut pas dire que je veux la censure de ses oeuvres : chacun est libre d’y aller ou pas ; moi j’veux pas). Et je n’aurais pas voté pour lui.

Je ne comprends pas le César. Enfin je me « l’explique » : il y a toute une catégorie qui s’en fout pas mal, des femmes et de leurs combats, et il y a des gens qui aiment pour de vrai Polanski etc., mais je ne l’accepte pas, car le prix du meilleur réalisateur, c’est pour la personne qui a réalisé le film, en qualité d’artiste sans doute, mais c’était le mec sur le tournage, je crois bien, pas son talent flottant dans le ciel des idées créatrices.

La séparation des votants

Polanski himself a été plébiscité. Les faits et les témoignages n’ont pas passé l’envie à une majorité d’électeurs, de professionnels du cinéma, de le couronner. Après metoo, malgré metoo, les mecs ne se sont pas retenus. Balec. 

Cela ne peut pas, ne doit pas être entendu autrement que comme un « Eh oh, on vous emmerde les grognasses… vous l’avez vu son film ? Même pas… »

Quant à l’argument consistant à dire « et puis en plus ça fait longtemps qu’on sait, et pourquoi aujourd’hui il faudrait intégrer ça et pourquoi avant on l’applaudissait, hmm les grognasses ? » ses auteurs ne réalisent même pas que justement, ce qu’on savait et qu’avant on entendait seulement, par-ci par-là, désormais on doit l’écouter. En tenir compte. L’intégrer. Arrêter d’innocenter au nom de l’art.

Mais certains n’écoutent toujours pas, et se camouflent derrière des combats hors-sujet (anti-censure… Pro-création… C’est parfois les mêmes que les pro-life, d’ailleurs…).

Et le refus de primer Polanski ne traduit pas une volonté de censurer des oeuvres d’art. Adèle Haenel n’a pas plaidé pour la censure du film, l’an dernier, mais pour l’introduire par des débats sur les combats menés. (Un peu comme les intros des rééditions de Céline !)

Bref, l’alternative n’était pas « primer ou censurer ». Le jour des César, le moment du vote, l’alternative était « primer ou ne pas primer ». Pas de lâche rhétorique d’extension s’il vous plaît.

Et pas de tentative grotesque et lâche aussi de réduction de la thèse Pro-Polanski à une séparation de l’homme et de l’artiste. Le récompenser, c’était récompenser quelqu’un qui incarne ce contre quoi l’époque lutte enfin. (Même pas besoin d’entrer dans le débat de la légitimité du juge qui l’a poursuivi aux US : il l’a exprimé publiquement, son goût pour les « jeunes filles« ). C’est Polanski tout court qui est content et sacré. A écouter les séparateurs pro-César, on croirait qu’il y a un Polanski primé, et un Polanski à côté, pas primé. Est-ce qu’ils sont sérieux ?

La réparation pour pas encore

Bien sûr qu’il y a du ressentiment à voir que les élites culturelles sont protégées, toujours aidées et défendues et plébiscitées. 

Mais être scandalisé par l’indifférence des pro-Polanski à ce que sa « liberté de moeurs » incarne, ce n’est pas vouloir en brûler les oeuvres ou en interdire les rétrospectives : c’est vouloir que la qualité des oeuvres (aka la puissance dans le monde de l’art) ne soit plus un totem d’immunité. C’est ne pas vouloir le plébiscite de la personne au prétexte que les oeuvres je sais pas quoi.

C’est vouloir qu’on ne fasse plus de rétrospective de Gauguin sans mentionner sa pédophilie, c’est vouloir qu’en faisant le choix du réalisateur à plébisciter de son vivant, on n’oublie pas la personnalité du réalisateur – car un artiste est une personne. C’est vouloir que ses talents ne sont pas une chose dissociée de la personne, mais rendu problématique par la personne. Le talent ne sera pas moins manifeste, mais moins innocent. 

On lie l’artiste et l’homme (comme on le fait avec tout ingrédient de l’histoire personnelle d’un artiste, par exemple celle de Polanski quand il décide de réaliser Le Pianiste) pour creuser l’appréhension de l’oeuvre. Pas pour censurer. L’oeuvre d’un salaud pourra être plus problématique soudainement si l’homme pose question, ou plus belle encore parce que miraculeusement épargnée des vices de son artiste, allez savoir. Tout ce qu’on voudra. Sauf un alibi.

Si des gens veulent user de leur liberté pour produire, distribuer ou aller voir les films de Polanski, grand bien leur fasse. Mais il devient problématique de récompenser de telles personnalités, car il s’agit alors d’un plébiscite médiatique et sans réserve, qui fait tout simplement comme si de rien n’était.

En définitive, ce que les électeurs du meilleur réalisateur ont séparé, ce n’est pas l’homme de l’artiste. C’est l’artiste de son histoire – son histoire personnelle, son histoire collective et culturelle. 

Ce César scandalise car c’est le César, ce doit être le César, d’un temps révolu : le temps de l’indifférence à la personnalité voire à la culpabilité de la personne, au prétexte qu’elle fait de l’art (ou de l’argent, ou de la politique, etc.).

2 commentaires sur « « Séparer l’homme de l’artiste » : une rhétorique insidieuse »

  1. Il faut séparer l’oeuvre de l’homme sinon quels seraient les grands artistes aujourd’hui reconnus et estimés pour leur talent voire leur génie ? Céline serait condamné mais aussi tous les poètes maudits dont les frasques étaient célèbres. Je condamne l’homme (bien que n’étant pas juge) mais je trouve son film digne de recevoir des prix ! Mon fils a adoré c’est dire !

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  2. Sauf qu’on ne parle pas du César du meilleur film, mais du César du meilleur réalisateur. Ce n’est pas le film qui a été honoré, mais Roman Polanski lui-même. Bref, ce n’est pas l’œuvre, mais bien l’homme qui a été applaudi.

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