Eric Brion n’a pas été considéré comme un harceleur sexuel par la justice française, donc Sandra Muller est condamnée pour l’avoir écrit publiquement. Tout cela est-il bien normal?
La mort de Chirac relègue au second plan un sujet d’importance: Eric Brion a gagné son procès en diffamation contre Sandra Muller, initiatrice du hashtag #BalanceTonPorc, autrice d’un tweet qui accusait l’ancien patron du média Equidia de harcèlement sexuel. Selon la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, elle a « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression ».
Les éléments permettant de comprendre plus en détail le jugement sont racontés ici, dans le blog de Maître Eolas. Je vais synthétiser, puis questionner les critères qui se sont appliqués.
Des tweets coupables
Le jugement s’explique, et il était d’ailleurs prévisible. Il condamne deux tweets que voici, postés il y a deux ans (le temps passe vite):
« #balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent [sic] sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends. »
Et quatre heures plus tard:
« “Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit” Eric Brion ex-patron de Equidia #balancetonporc »
C’est important qu’il y ait eu deux tweets et qu’ils se soient suivis, car en lui seul, le second tweet, comportant la “délation”, n’aurait pas été condamné. La diffamation consiste en ceci qu’Eric Brion n’a en réalité pas “harcelé sexuellement” Sandra Muller, qu’il n’a pas été un “porc”, du moins en comparaison à Weinstein, figure à laquelle renvoyait le lancement du hashtag.
Il n’a pas harcelé ? En tout cas, si on se réfère à la définition précise du harcèlement (indépendamment de savoir si c’est la bonne) dans le droit français. Je cite service-public.fr:
Le harcèlement sexuel se caractérise par le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste, qui :
- portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant,
- ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.
Dans le détail, Eric Brion n’a sans doute pas exactement dit, en 2012, ce qui a été tweeté en 2017. Il consent avoir exprimé, pour commencer: « t’as de gros seins, tu es mon type de femme », puis il reconnaît avoir été « lourd », d’avoir “mal agi” quand il ajouté, après le « stop » de Sandra Muller (car une femme a souvent besoin de hausser le ton pour espérer qu’on la laisse tranquille), sur un ton ironique dit-il (car les hommes déguisent souvent les abus en humour): « Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit ».
L’accusation démesurée
Même en reprenant sa version, et même en intégrant qu’il a présenté ses excuses le lendemain, on peut estimer que Sandra Muller a eu des raisons de penser qu’on « portait atteinte à sa dignité », en raison du « caractère dégradant ou humiliant » de l’initiative (attention je te vois venir, viril lecteur qui envisage de rétorquer que « faire jouir toute la nuit » n’est pas du tout une chose dégradante). Idem pour le second critère: l’approche a pu « créer à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».
Et il n’est pas téméraire d’envisager qu’Eric n’a pas été le premier, mais l’énième d’une longue liste de gros lourds, toute la vie de Sandra durant.
Sauf que voilà: Eric Brion n’a pas lui-même agi « de façon répétée ».
C’est rare, le harcèlement sexuel au sens technique (cochant toutes les cases de la définition juridique) : les lourds, on les croise qu’une fois.
Voilà le grand problème de fond : si on confronte le sentiment légitime des femmes d’être harcelées (des lourds à répétition, chaque soirée), au sens juridique du harcèlement (une unique personne qui elle-même agit de façon répétée), alors les femmes sont harcelées sans harceleurs.
Le procès allait donc être gagné par Eric Brion, car il n’a pas « harcelé sexuellement ». Il coche deux critère sur trois, et celui qui manque et le « harcèlement » au sens propre (la répétition agressive, disons). Il n’est pas Weinstein. Mais le résultat devient un coup porté aux femmes qui en ont marre.
Les mots pour le dire
Beaucoup de choses, dans cette affaire, sont affaire de vocabulaire. De sémiologie. Maître Szpiner, l’avocat de de Sandra Muller, a d’ailleurs plaidé le fait que Sandra Muller avait employé le mot harcèlement « au sens commun« . Et qu’elle a perdu au nom du sens technique.
Elle a « manqué de prudence« , a dit le tribunal.
Que voudrait dire être plus prudente?… Plus connaisseuse du terme technique, peut-être ? Plus polie ? Plus compréhensive? On ne sait pas trop. La justice a pu estimer, aussi, que le sens commun lui-même dénonçait déjà une gravité disproportionnée, en considération des faits (même si la faute au mot « harcèlement », dans le tweet, est particulièrement intéressante, symptomatique).
Quoi qu’il en soit, certains veulent faire, avec ce jugement, le procès général du « tribunal du buzz« , pour reprendre l’expression d’Eric Brion se félicitant du jugement (sur Twitter). La condamnation du tribunal du buzz, comme si la condamnation d’un tweet qui a donc été jugé comme diffamatoire annulait la validité potentielle de toutes les dénonciations, et du fait même de prendre la parole, de la volonté d’agir pour que « la peur change de camp ».
Tant mieux, si la diffamation est condamnée en France. Tant mieux si ça calme les calomnieurs. C’est tellement essentiel, qu’on peut donc réfléchir au fait qu’il y a eu foule de tweets #BalanceTonPorc, mais (à ma connaissance en tout cas) qu’un seul procès en diffamation ait été gagné (voire intenté [1]). Retentissant, certes, parce que concernant la parole initiatrice, mais l’histoire n’est pas terminée.
Une raison d’épargner Sandra Muller ?
Et il se pourrait bien que l’histoire soit ironique, elle aussi. Un article de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, l’article 10, incarne le fait que la cour européenne est plus permissive que la justice française en matière de liberté d’expression [2]. Le texte laisse de grandes marges d’interprétation, mais dans les faits, plus un débat est considéré comme général, comme d’intérêt public, plus l’expression est libre. Hervé Eon, qui avait brandi la pancarte « Casse-toi, pov’ con » lors d’une visite de Sarkozy à Laval, a été condamné en France pour “offense au chef de l’Etat” (un délit qui n’existe plus, fort heureusement), mais a été innocenté par la Cour européenne, qui a, elle, plutôt condamné la France liberticide: le message était une satire retournant à l’envoyeur ses mots antérieurs, et surtout, une satire qui entrait dans le cadre de la critique de nature politique, et donc dans le champ de la liberté d’expression.
Même s’il a été précisé qu’est répréhensible le fait, « même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle« , la justice a estimé que Sandra Muller avait exagéré. Ni « répétition » ni « pression grave » n’ont été constatés. Elle a donc diffamé explicitement, plutôt qu’elle n’a exprimé sa colère et politisé une question avec les mots qui lui sont venus. « Exposant ainsi [Eric Brion] à la réprobation sociale, elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle« .
Le dilemme est réel car l’approche française a sa légitimité. Il peut y avoir d’ailleurs un sentiment de disproportion entre les mots d’Eric Brion et les conséquences dans sa vie. Il a perdu femme, emploi, tranquillité, pour avoir été la goutte d’eau qui a publiquement fait déborder le vase. Alors qu’il n’a pas harcelé sexuellement. Mais n’est-il pas, dans cette histoire, le produit d’un système qui agit dans un préjudiciable sentiment d’impunité ? Et cette histoire ne s’écrit-elle donc pas comme politique plutôt que personnelle ?
Il serait délicieux que ceux qui se félicitent du procès gagné par Eric Brion, et partent avec opportunisme en croisade contre les féministes et les réseaux sociaux (où ils seront ravis de promouvoir leurs livres), contribuent à politiser encore plus la question, et contribuent alors à gommer la singularité du cas Brion – et qu’ils participent ainsi à l’élaboration du contexte non plus particulier mais politique, contexte plus général qui permettrait d’innocenter, finalement, Sandra Muller, moins considérée par la cour européenne comme une calomnieuse qui a eu des mots imprudents et déplacés, qu’une lanceuse d’alerte qui a porté les mots étendards pour dénoncer le harcèlement comme système.
Elle a fait appel. On va bien voir.
[1] Tandis qu’il y a eu 139 000 plaintes déposées par des femmes pour coups et blessures volontaires en 2018 – le ministre de l’Intérieur avait lui-même mis cette hausse en relation directe avec la libération de la parole sur les réseaux sociaux.
[2] ARTICLE 10 – Liberté d’expression :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire