Le cinéma de Tarantino est très référencé, parfois jusqu’à la copie conforme de la source, et il est violent, souvent gratuitement. En deux mots: « moralement immonde », comme l’a résumé Pierre Murat, très agacé dans Le Masque et la Plume. Et en plus Tarantino méprise les faits réels. Et en plus ça le fait rire. Scandaleux? Surcoté? Bien au contraire.

Après que ça a parlé longtemps, éventuellement pour ne rien dire, les fans des films de Tarantino aiment qu’une cervelle explose dans une voiture pour la seule et unique raison qu’un coup peut partir. Comme ça. Pour rien. Ils aiment l’exacerbation de la pulsion de vengeance, qu’elle prenne la forme du défoulement, telle la fin d’Inglorious Bastards, ou du raffinement, comme lorsque Bruce Willis prend le temps de choisir l’arme adéquate dans Pulp Fiction. Les plus cinéphiles se réjouissent de traquer les sources, se plaisent à les voir collées les unes aux autres librement et anachroniquement, avec du rap contemporain pour la BO d’un western.
Les contempteurs insensibles et imperturbables parlent plutôt de « plagiats » pour nier l’inventivité, et dénoncent des histoires au service d’une éthique problématique: la mise à mort. Et les fans leur semblent être des demeurés. Essayons de montrer en quoi ces derniers sont pourtant dans le vrai.
Copies simples ?
Évacuons d’emblée la question du « plagiat » potentiel: au cinéma comme en littérature et en art en général, la citation sans communiquer explicitement la source s’appelle un « emprunt ». Personne n’ira reprocher à Perec d’avoir copié-collé des recettes de cuisine ou des phrases de Flaubert, sauf à vouloir passer pour un ignorant total sur les pratiques artistiques. Tout est question d’usage.
Le soi-disant « problème » de Tarantino est d’une part que tout a l’air emprunté (et peut-être que tout l’est en effet), et d’autre part que c’est « gratuit ». Il n’interroge pas, en faisant référence, ce qui fait la valeur artistique, par exemple, ni ne questionne l’injonction à l’originalité tel un artiste dada. Il n’étudie pas la culture populaire tel un Warhol du 16/9e. Il ne cite pas pour méditer, c’est à peine si l’on peut dire qu’il rend hommage, tant il n’a pas l’air de « dialoguer » avec des références, mais simplement de les trouver super fun quand on met ses copains acteurs dedans.
Quelle est pourtant la valeur de tout cela? Ne la réduisons pas à la culture de Tarantino. Il y a aussi un talent spécifique. Une valeur objective. Tarantino est maître ès références, premièrement, en ceci qu’il confronte des registres pour en créer un nouveau; le sien. Cela va au-delà des manifestes collages inattendus entre un univers culturel et un autre (Western + samouraï… voyous + quotidienneté…). Cela se joue dans la mise en scène elle-même.
Par exemple, dans Once Upon a Time… in Hollywood, il filme les innocents et libres squatteurs d’une grange isolée comme dans western inquiétant, voire un film d’horreur, et la tension monte. Elle monte chez le spectateur, mais – fait original – pas du tout chez le personnage qui débarque là-dedans. Dans les « vrais » films angoissants imités, les émotions du héros dans le film et celles des spectateurs en dehors coïncident toujours: on filme pour faire peur au spectateur quand les personnages ont peur. Là, Tarantino imite le contexte, mais il balance son bad ass plus fort que Bruce Lee dedans, et s’il n’y a que du déjà vu dans les ingrédients, on a une recette rien qu’à Tarantino, qui met le spectateur face à une situation inédite, entre la crainte et la confiance, le classique et le moderne, l’attendu et le surprenant.

Deuxièmement, de manière plus méritante et décisive, Tarantino mobilise et maîtrise – et qui d’autre peut en dire autant? – toutes la palette des façons de faire référence. Emprunt, allusion, évocation, détournement, parodie, pastiche, satire, sampling, caricature…: il ne mêle pas seulement les références, il confronte habilement ou intuitivement, peu importe, des modalités de rapports aux œuvres, des manières de copier, maîtrisant alors l’effet sur le spectateur, modulant ses joies et ses appréhensions.
Copies conformes ?
Les habituels bruitages cinématographiques accompagnant les sauts des ninjas virevoltants sont des « détournements » (emprunts tels quels mais engagés dans une autre direction) quand ils sonorisent le parcours de Brad Pitt qui monte sur un toit pour… réparer l’antenne de la télé. Le corps en mouvement et le cri de Bruce Lee sont des « pastiches », des reproductions fidèles, à la manière de (et non caricaturées, non exagérées), mais filmées de manière décadrée, en plongée, de façon abêtissante dans un grand moment d’insolence, qui aura préalablement fait « allusion » (référence implicite mais faite pour être perçue tout de même) à Joe Pesci qui s’offusquait, chez Scorsese, qu’on rie quand il raconte une histoire.
Le jeu de Di Caprio (qui dispose comme son metteur en scène de toute cette palette de références, mais par le jeu du corps et du visage) est mobilisé avec cette même variété (et dans un très beau contraste avec le jeu monocorde de Brad Pitt). Di Caprio est tour à tour une « caricature » (reproduction outrée pour souligner un trait ridicule) quand il surjoue et oublie son texte, avant qu’il ne reprenne le dessus après une bonne colère en plan séquence, puis très juste quand il décline et « évoque » les procédés grâce auxquels il donne tant d’intensité à ses interprétations habituelles.
Sa jeune partenaire lui dira alors qu’elle n’avait jamais vu une telle prestation (alors que nous, spectateurs, on l’a vue tant de fois. Mais c’est toujours un plaisir de retrouver Léo). Un peu comme pour la scène du casting dans Mulholland Dr., on a été mis en situation, par la mise en scène et le montage, d’observer et de jauger l’acteur qui joue, puis qui joue à ne plus jouer, puis qui joue comme on jouait dans les années 60, puis qui ne joue plus du tout quand on va le tuer depuis sa piscine, et qui peut-être ne faisait pas que jouer, quand il se questionnait sur la pente descendante après le sommet dans la carrière.

Génie des références, jusqu’à en faire un style, Tarantino peut même concentrer toutes les façons de citer dans des scènes uniques: les emprunts ne sont pas faits par commodité, mais sont des compositions puissantes en ceci qu’ils manipulent et nuancent les réactions du spectateur.
La scène de l’accueil pour le moins exigeant de Pei Mei, dans Kill Bill II, est une forme de sommet de cet art. Le personnage est copié-collé depuis Les Exécuteurs de Shaolin de Liu Chia-Liang (1977), et avec lui les zooms traditionnels de cette époque du cinéma hongkongais; Tarantino sait qu’il suffit de les pasticher aussi fidèlement que possible pour créer l’effet comique grâce à l’anachronisme ; la scène devient une « parodie » quand Pai Mei grimpe et tient debout comme par magie sur l’épée tendue de Béatrix; une caricature lorsqu’on met le même bruitage pour le maniement d’une épée et le secouement des cheveux; et c’est quand le spectateur rigole vraiment beaucoup sur fond de musique disco a priori inappropriée que Tarantino, sans transition, repasse alors au premier degré et filme tout comme aujourd’hui: on a soudain mal avec Béatrix, sur le point de se faire casser le bras. Fini de rigoler.



Que des choses qu’on avait déjà vues ou entendues quelque part. Mais on n’avait jamais vu de telle scène dans aucun film, imitant avec une telle diversité et une telle liberté. Tarantino fait sans cesse référence, mais il nous épargne les déférences. C’est un enfant qui s’amuse en mélangeant tous les jouets qu’il aime, et il les aime indépendamment du fait qu’ils soient beaux ou moches, pour fille ou pour garçon (mais plutôt pour garçons quand même), en état de marche ou cassés (mais pas numériques).
Mauvaises copies ?
Dans Once Upon a Time… in Hollywood, Tarantino pousse la logique jusqu’à transposer cet art de la référence… à la vraie histoire elle-même (comme dans Inglorious Bastards, mais il semble, à lire certaines critiques, que la négation de l’histoire de la seconde guerre mondiale soit autorisée, mais pas le détournement de la tragédie Sharon Tate).
Prenant le contre-pied des habituels et insupportables chantages (les films ostensiblement et pathétiquement « inspirés de faits réels »), Tarantino pioche, emprunte, détourne, évoque, cite, parodie, mélange les personnages et le contexte réels d’un drame. Pour parler d’autre chose. De trucs à lui. De l’amitié, du cinéma, de lui-même. Mais l’air de rien, sans s’étendre, et jamais pour faire de la morale; laissons cela au monde réel.
Avant même qu’ils se soient exprimés, le film a réglé leur compte, et salement, aux justiciers qui veulent punir l’art pour cause de mauvais exemple.
« Moralement immonde », le cinéma de Tarantino a en effet ceci de vertueux qu’il ne se trompe pas dans la hiérarchie des valeurs et confond beaucoup moins les deux côtés de l’écran que ses détracteurs : s’il y a bien un endroit où l’on peut prendre plaisir à assumer les pulsions interdites, en exécutant du nazi ou en éclatant du hippie, c’est bien le cinéma; et l’histoire d’Hollywood pouvait fournir une matière pour conter cela.
Pour qui se prennent les réalisateurs qui font la leçon aux spectateurs? Tarantino ne fait pas de documentaire (la question de savoir s’il fait de la politique est analysée en profondeur ici). S’il s’identifie à quelqu’un dans son film, c’est peut-être à sa Sharon Tate: frivole et enthousiaste, elle aime la salle de projection, la joie tendre et simple d’être devant un film, elle vit comme un bonheur d’avoir son rôle à jouer dans la production de ce spectacle. Tarantino avait juste envie de dire ça, et de recomposer (d’inventer) une époque où peut-être, c’était comme ça, avec plein de néons fluos.
Tarantino donne une forme cinématographique à ses fantasmes. Ils sont habilement tissés de tous les films qu’il a aimés, et qui lui appartiennent donc, alors il les imite comme il veut. Conformément au modèle ou pas, conformément à l’histoire ou pas, conformément à la morale ou pas. Au final il n’y a rien de grave. Au cinéma, on ne meurt toujours qu’avec un cri de Wilhelm.
Retour au réel et à son éthique quand s’allument les lumières de la salle. Et si ça se trouve, la peine pour la vraie Sharon Tate est d’autant plus vivace que la fausse a été épargnée grâce à trois bourrins beaux gosses (en comptant le chien).
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.
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